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Quand l’Union africaine fait de l’origami : un tigre de papier pour lutter contre l’impunité ?

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Fannie Lafontaine

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Jérôme Massé

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28 Mai 2014

 

Les ministres de la justice et les procureurs généraux des États membres de l'Union africaine (UA) s’étaient donné rendez-vous les 15 et 16 mai derniers à Addis-Abeba, en Éthiopie, afin d’examiner divers projets d’instruments juridiques. À l’ordre du jour : une proposition d’amendement qui prévoit l’extension du champ de compétence de la Cour africaine de Justice et des droits de l'Homme (CAJDH) et l’octroi d’une immunité pour les chefs d’État et de gouvernement en exercice. Ce billet fait un bref survol des recoupements entre ces démarches pour la création d’une cour régionale africaine habilitée à poursuivre les responsables des crimes internationaux les plus graves (génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité) et l’attaque frontale menée par l’UA à l’encontre de la Cour pénale internationale (CPI).

Une cour africaine compétente pour les crimes internationaux

Au départ, c’est pour répondre à la volonté de l’UA de mettre en place un mécanisme régional africain de défense des droits de l’homme plus efficace que le Protocole relatif au Statut de la CAJDH a été adopté au Sommet de l'UA de juillet 2008. Prévoyant la création de la CAJDH par la fusion de la Cour africaine des droits de l’Homme et des Peuples avec la Cour de justice de l’UA, le protocole entrera en vigueur uniquement lorsqu’il aura recueilli 15 ratifications, lui qui en compte présentement 5.

En attente de ce moment, l’idée d’élargir le champ de compétence de la CAJDH aux crimes internationaux les plus graves a été lancée et a mené à la rédaction, en 2012, d’un projet de Protocole additionnel visant à amender le Protocole portant statut de la CAJDH. N’ayant toutefois pas été retenu à l’époque, ce projet revient cette année, à la différence cette fois qu’il prévoit non seulement une compétence de la CAJDH étendue aux crimes internationaux les plus graves, mais également une immunité de poursuite résultant de tels crimes pour les dirigeants en exercice.

Dans l’état actuel des relations entre l’UA et la CPI, cette position adoptée par l’organisation africaine est décriée par les représentants de la société civile qui y voient la possible création d’une « sphère d’impunité » pour les hauts responsables africains.

Une proposition « stratégique »

De l’aveu même du Directeur des affaires juridiques de la Commission de l’UA, l’idée d’insérer une disposition prévoyant une telle immunité n’est pas le fruit du hasard, mais s’inscrit plutôt dans la foulée des nombreuses décisions adoptées par l’UA à la suite de l’inculpation par la CPI de certains dirigeants africains.

C’est que depuis leur accession au pouvoir, et possiblement même avant, Uhuru Kenyatta et William Ruto ont élaboré une véritable stratégie visant à s’échapper des griffes de la CPI, quitte à tenter l’onyxectomie sur cette dernière à coups de petites amputations ciblées. Profitant des relations déjà tendues entre l’UA et le tribunal de La Haye depuis l’émission d’un premier mandat d’arrêt contre un dirigeant africain (Omar Al Bashir en 2009), ils sont passés du dénigrement systématique de la Cour (qualifiée notamment d’ « impérialiste », de « raciste » et de « néo-colonialiste ») à une attaque plus directe envers la CPI (tentative  de retrait et d’ajournement du procès) et son traité fondateur (demande d’amendements au Statut de Rome, d’abord à l’Assemblée des États parties de la CPI (présenté de manière plus détaillée ici),  puis via une demande aux Nations-Unies).

« Africanisation » ou instrumentalisation ?

La mise en application de cette stratégie semble se faire en synergie calculée avec les étapes nouvellement franchies par l’UA vers la création d’une juridiction internationale pénale continentale. Il n’est donc pas déplacé de se demander si les efforts récents pour la création d’une cour africaine habilitée à poursuivre les responsables des crimes internationaux les plus graves procèdent d’une « africanisation » peut-être souhaitable du système de justice pénale internationale (pour une analyse des implications, voir ici) ou plutôt d’une instrumentalisation de la CAJDH par certains dirigeants africains.

Présentés sous le couvert du débat paix/justice, les amendements au Statut de Rome recherchés par le Kenya poursuivent en réalité deux objectifs principaux : rendre inapplicable le principe de défaut de pertinence de qualité officielle pour les chefs d’États et de gouvernement en exercice et faire de la CPI un tribunal complémentaire à une éventuelle juridiction pénale régionale. L’adéquation avec les propositions d’amendements au Protocole portant création de la CAJDH est évidente : l’une visant l’extension du champ de compétence de la CAJDH aux crimes internationaux et l’autre l’octroi d’une immunité pour les chefs d’État et de gouvernement africains en exercice.

Visiblement, la proposition kenyane relative à la complémentarité de la Cour de La Haye et le projet d’extension de la compétence de la CAJDH s’harmonisent parfaitement dans une stratégie globale qui semble bien réfléchie. En faisant de la CPI une institution complémentaire aux juridictions régionales, on s’assure que sa compétence ne sera activée que si les instances nationales et régionales (lire ici la CAJDH) choisissent de ne pas intervenir, ou n’ont pas la capacité ou la volonté de le faire. Une CAJDH habilitée à juger les responsables de crimes internationaux pourrait ainsi se saisir des cas de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en amont de la CPI.

On peut se demander si l’on n’assiste pas là à un exemple de complémentarité « négative », où les efforts de l’UA pour la création d’une juridiction régionale complémentaire à la CPI ne viseraient dans les faits que l’évacuation de cette dernière du processus de justice pénale internationale sur le contient africain. Parce qu’en ajoutant à cela  l’insertion dans le Protocole d’une disposition conférant une immunité de poursuite aux chefs d’État et de gouvernement semblable à l’amendement de l’article 27 du Statut de Rome souhaité par le Kenya, les démarches actuelles pour la création d’une cour africaine paraissent davantage motivées par un opportunisme de la part des puissants que par un réel désir de justice sur le continent.

Immunité = impunité ?

Toutefois, la CPI, organe de dernier recours, fait peut-être en sorte que les immunités accordées aux chefs d’État à la future cour régionale n’auraient pas comme conséquence inévitable l’impunité, contrairement à ce que semblent le penser plusieurs représentants de la société civile africaine. C’est qu’imposer une limite à la compétence de la CAJDH à l’égard des chefs d’État en exercice pourrait être assimilé à une absence de volonté ou de capacité de poursuivre les hauts responsables de crimes internationaux graves, rendant ces affaires éventuelles admissibles devant la CPI. Le débat juridique est intéressant, mais plus fondamentalement, deux conséquences dommageables sont à craindre de l’inclusion possible d’une disposition octroyant une immunité aux dirigeants en exercice devant une cour régionale : d’abord, un état de droit international fragilisé par la prise de contrôle du débat juridique en Afrique par certains puissants mis-en-cause, dont les objectifs n’ont rien à voir avec la protection des droits de l’Homme et la lutte contre l’impunité (voir également ici) et, enfin, un affrontement encore plus brutal entre l’organisation internationale, qui deviendrait alors la cour des chefs d’État en exercice, et ces derniers, qui n’auraient finalement pas gagné grand-chose par la création d’un tigre de papier sur le continent africain.

Dossier à suivre…

Au moment d’écrire ces lignes, le projet de protocole additionnel a été adopté par les ministres de la justice et les procureurs généraux qui le recommandent maintenant à l’Assemblée, organe suprême de l’UA, qui devrait donc à son tour se pencher sur la question lors du prochain sommet de l’organisation en juin prochain.

Nous sommes d’avis que certains des défis les plus importants du nouveau système de justice pénale internationale méritent un dialogue franc et une attention urgente. Ainsi en est-il de la perception de double standards de la justice internationale pénale et de l’impact que peuvent avoir sur la paix et la sécurité des poursuites contre de hauts dirigeants politiques en exercice (à ce dernier sujet, voir cet article à être publié sous peu). Cela dit, la stratégie de l’UA peine à dissimuler ses motivations réelles : des chefs d’État qui ont le plus à craindre d’une justice pour tous qui réclament pour eux-mêmes d’être soustraits à l’application de la loi… On s’attend à mieux du continent qui s’est promis à l'article 4 de son Acte constitutif de protéger et de promouvoir les droits humains et de rejeter l'impunité. Comme le disait tout récemment Kofi Annan, ce n’est pas l’Afrique qui est en procès quand des crimes internationaux sont poursuivis, c’est la culture d’impunité et ceux qui en profitent (voir aussi Desmond Tutu et de nombreuses autres personnalités). Heureusement, chaque fois que certains puissants semblent vouloir s’arroger le droit de se faire « porte parole » de l’Afrique pour leur propre bénéfice, des voix s’élèvent (voir ici et, encore une fois, ici, notamment), la société civile s’armant de l’État de droit. N’est-ce pas un des fondements de la justice internationale pénale qu’elle s’applique sans distinction fondée sur la qualité officielle ? Parce qu’au cœur de la notion d’État de droit, on retrouve l’idée de l’égalité réelle : personne n’est au-dessus des lois et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi.  N’est-elle pas révolue, l’époque décrite par Rousseau ? :

je vois […] partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. (Rousseau, Fragment sur l'état de guerre, Paris, Gallimard, «Pléiade», t. III, 1964, p. 609).

 

 

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