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Colloque du réseau universitaire d’Avocats sans frontières Canada sur la défense des droits humains et la primauté du droit à l’échelle mondiale – Les différentes utilisations du litige stratégique

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Chanaël Mendrowski

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22 February 2016

 

À l'occasion d'un colloque sur la défense des droits humains et la primauté du droit à l'échelle internationale, organisé à l'Université de Montréal, le 6 février dernier, par le réseau universitaire d’Avocats sans frontières Canada (« ASFC »), trois conférenciers ont discuté du recours au litige stratégique, qui est encore méconnu et s’avère pourtant souvent efficace. Ce billet offre un résumé de leur conférence, qui nous permettent de comprendre en quoi le litige stratégique consiste et quels sont ses impacts concrets au travers de trois exemples très différents : l’un porte sur les droits des autochtones au Québec; un second sur les droits économiques, sociaux et culturels (« DESC »); et le dernier, au cœur de l’actualité, concerne l’opération « Droits blindés » du professeur Daniel Turp.

1. « L’utilisation du litige stratégique pour améliorer les droits humains », par Me Jean-Sébastien Clément, avocat chez Gowlings et volontaire pour ASFC

Qu’est-ce qu’un litige stratégique ? Afin de saisir pleinement le concept, il convient de l’illustrer par l’exemple des Cris et de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (« CBJNQ »).

Tout d’abord, il faut savoir qu’au Québec, la population crie compte plus de 14 000 personnes. Les Cris sont répartis au sein de plusieurs villages sur les rives de la Baie James, de la Baie d’Hudson, ainsi qu’à l’intérieur des terres (pour plus d’information).

Au XXème siècle, la présence du gouvernements fédéral à la Baie James a perturbé le mode de vie de la population crie. À partir de 1971, c'est au tour du gouvernement du Québec de s'intéresser à ce territoire, en annonçant son intention de développer le potentiel hydroélectrique de la région de la Baie James, dont les conséquences projetées promettaient d'affecter les villages et territoires cris.

Ces derniers se sont opposés rapidement à ces projets, sollicitant dès 1972 une première injonction de la Cour supérieure du Québec. La Cour d'appel du Québec déboutera les Cris, mais affirmera au passage que le gouvernement du Québec avait l'obligation de s'entendre avec les autochtones de la région, forçant ainsi la tenue de négociation entre Québec et les Cris. C’est dans ce contexte qu’en 1974, les Cris se sont dotés d’une organisation politique dont le mandat était de les représenter lors des négociations : le Grand Conseil des Cris du Québec. 

Au terme des négociations, en 1975, le Grand Conseil des Cris du Québec a signé, avec les Inuits ainsi que les gouvernements du Québec et du Canada, la CBJNQ, leur assurant ainsi la propriété (ou plutôt l’usage exclusif) d’une certaine partie du territoire (environ 5 000 km2). D’autres droits leur ont été conférés par cette Convention, comme des droits exclusifs de chasse et de pêche. Celle-ci leur octroie également une indemnité pour la prise en charge et le financement d’obligations gouvernementales, essentiellement dans le domaine des services sociaux, de la santé ou encore de l’éducation. En contrepartie, Québec peut développer les ressources hydrauliques, minérales et forestières du Nord du Québec.

Toutefois, la mise en œuvre de la CBJNQ a engendré de nombreuses difficultés et l'opposition est devenue vive dans les années 1990. Plusieurs remettaient en question certains projets hydroélectriques de la CBJNQ, dont le projet Eastmain-1 qui était sur le point de débuter. D'autres étaient déçus des retombées moins importantes que prévues et de manquements quant aux promesses d'autodétermination et d'amélioration des conditions de vie des communautés signataires. Enfin, certains dénonçaient les atteintes à l'environnement et à leurs droits culturels et économiques. 

Les Cris ont alors tenté à plusieurs reprises de négocier des solutions mais, devant la difficulté à faire progresser les choses, ils ont rapidement dû se résigner à entamer une quinzaine de litiges à l’encontre de la majorité des acteurs qui étaient concernés par la Convention, notamment les gouvernements et corporations impliquées dans le développement du territoire. 

Il faut être conscient qu’à cette époque, l’état du droit autochtone était presque inexistant, entraînant ainsi des procédures judiciaires longues et complexes. Face à cette situation, les avocats engagés dans ces litiges ont tenté d’utiliser les procédures afin de faire avancer les dossiers sur le plan politique. C’est ainsi que certains avocats ont pu ouvrir la voie aux arguments de la population crie.

Toutes ces négociations et ces procédures ont finalement été réglées par la voie politique en 2002, avec la signature d’une entente, connue sous le nom de la Paix des Braves, entre la population crie et le gouvernement du Québec. Cette entente a constitué un grand pas en avant, permettant ainsi à la population crie d’obtenir de nombreux avantages, qu’elle n’aurait probablement pas eu devant les tribunaux.

Cette situation est un bon exemple de litige stratégique. En effet, alors qu'au début, cette situation était un cul-de-sac politique, une partie a décidé d'utiliser des leviers juridiques qui ont ramené les parties à la table de négociation et leur ont permis de trouver un accord politique consensuel permettant de mettre fin à ces procédures judiciaires tout en solutionnant les difficultés initiales. Par la même occasion, ces litiges ont fait progresser le droit autochtone. L’utilisation d’un litige stratégique peut donc permettre de débloquer une situation qui semble sans issue à court et moyen termes.

À l’époque, il n’existait aucun instrument décrivant les lignes directrices à utiliser afin de recourir au litige stratégique. C’est dans cette perspective qu’ASFC a initié la création d’un guide intitulé Le Guide de litige stratégique de droits humains[1]. Selon ce dernier, le litige stratégique consiste à mener des cas emblématiques devant les tribunaux nationaux et internationaux afin de créer ou d’influencer un changement législatif ou politique en réponse à une situation qui contrevient aux normes internationales relatives aux droits humains. Les points saillants du Guide, nombreux, concernent notamment l’épuisement des recours internes disponibles dans le pays, la nécessité de bien préparer le dossier en première instance, la stratégie et les objectifs du litige, par exemple.

Enfin, au-delà des problèmes qui ont découlé de la CBJNQ et qui ont mené à la conclusion de la Paix des Braves, devenant par le fait même un litige stratégique fructueux, l’utilisation de ce mécanisme n’est pas un fait isolé. En effet, ce dernier a été réutilisé à plusieurs reprises et a servi positivement plusieurs autres causes relatives aux droits des autochtones. Par exemple, dans les années 1960, les autochtones n’avaient quasiment pas de droits territoriaux, alors que trente ans plus tard, dans les années 1990, notamment grâce à l’affaire Sparrow, les tribunaux se sont progressivement ouverts à ces questions, faisant progresser le droit autochtone au Canada.

C'est aussi ce qu'espère la professeure Christine Vézina en ce qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels.

2. Utiliser le litige stratégique pour promouvoir les DESC : « La mobilisation des droits économiques, sociaux et culturels : un continuum de stratégies plurielles », par Christine Vézina, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval

Les DESC sont régulièrement qualifiés de « droits pauvres ». C’est la raison pour laquelle il faut contribuer à leur développement. C’est ce qu’on appelle la « nouvelle ère des DESC », au cours de laquelle d’importants développements sont survenus et surviennent aux niveaux institutionnel, normatif et opératoire. On parle de « nouvelle ère » car les développements des trente dernières années ont permis une meilleure justiciabilité de cette catégorie de droits.

En 1966, lorsque le Pacte international des droits civils et politiques (« PIDCP ») et le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (« PIDESC ») sont adoptés, on assiste à la création de diverses institutions et, par conséquent, à une dichotomie entre les droits « politiques » et les DESC.

En effet, alors que deux protocoles additionnels vont rapidement se greffer au PIDCP par la suite, notamment afin de mettre en place une procédure de plainte individuelle au Comité créé par le PIDCP, l’absence d’un tel protocole facultatif au PIDESC mettant en place une telle procédure crée un déséquilibre important entre ces deux catégories de droits et constitue une forme de nuisance au développement normatif du PIDESC.

En 1985, le Comité des DESC a été créé avec le mandat de développer ces droits. Depuis sa création, le Comité adopte une position proactive, élabore une réflexion sur le contenu de ces droits, émet des observations générales dotées d’une grande précision, effectue des suivis de rapports périodiques sur le plan interne et rend des observations finales. Ces dernières sont une occasion de préciser le contenu normatif des DESC, tout en permettant d’amoindrir le déséquilibre avec les droits civils et politiques.

Par ailleurs, récemment, on remarque un développement du PIDESC au plan opérationnel, puisqu’un protocole facultatif est entré en vigueur en 2014, venant ainsi arrondir les angles et combler les déséquilibres qu’avaient les DESC envers les droits civils et politiques. Ainsi, le PIDESC a acquis un niveau de développement similaire au PIDCP : c’est une nouvelle ère, avec des bases communes entre les deux catégories de droits.

Toutefois, il est observé une certaine marginalisation des DESC dans certains pays, dont le Canada. En effet, le Canada maintient des « poncifs », c’est-à-dire que certains agents de l’État, dont ses procureurs, continuent de soutenir que les DESC ne sont pas de vrais droits et qu’ils sont plus des « sujets » relevant de la politique plutôt que des tribunaux. D’ailleurs, le Comité des DESC critique régulièrement le Canada, qui ne reconnaît pas la justiciabilité des DESC.

Même si la jurisprudence canadienne reconnaît certains aspects de ces droits, la Cour suprême du Canada, qui constitue une entité de l’État canadien, a toujours été réfractaire à l’idée qu’il existe, pour l’État, des obligations positives découlant des DESC. Dans la même optique, la Charte québécoise ne reconnaît pas non plus d’obligations positives à la charge de l’État à l’égard des DESC.

La question actuelle est maintenant de savoir comment les organismes peuvent contribuer au développement des DESC ? Il existe trois manières qui constituent, ensemble, un continuum de stratégies plurielles.

Tout d’abord, il y a la mobilisation judiciaire. L’objectif final est de parvenir à une reconnaissance des DESC au sein de tribunaux internes, mais il existe de nombreux obstacles qui ralentissent ce processus. Parmi ces difficultés, on peut relever un accès restreint à la justice, des résistances procédurales (les tribunaux refusent d’entendre le litige au fond en invoquant une absence de cause d’action, une absence de litige et une absence de justiciabilité) ou encore une opposition des procureurs de l’État. Afin d’ouvrir le système, il faut développer davantage les stratégies de judiciarisation grâce, par exemple, à des pétitions auprès de la Commission interaméricain des droits de l’homme, à la mise en place d’une approche intégrée aux droits civils et politiques pour invoquer les DESC, à la diffusion du risque de judiciariser les situations qui portent atteinte aux DESC (il faut que les individus soient au courant du fait qu’il existe des mécanismes permettant de faire respecter ces droits). L’objectif ultime reste similaire : l’imputabilité de l’État à l’égard des choix qu’il fait en matière économique et sociale.

Ensuite, il est nécessaire de mettre en œuvre une mobilisation politique. Il faut promouvoir non seulement la connaissance mais aussi la socialisation des DESC par des mouvements sociaux. Il est primordial que les gens connaissent les DESC et sachent qu’ils peuvent les revendiquer. En résumé, il faut passer d’une norme considérée comme « morale » à une norme plus juridique.

Enfin, il y a la mobilisation « programmatique ». En amont, c’est-à-dire au niveau international, on retrouve une grille d’analyse pour l’élaboration des lois, des politiques publiques, des programmes (par exemple : le « HRBA », qui est le Human Rights Based Approach des Nations Unies). En aval, au niveau national, il y a l’évaluation d’impact des mesures gouvernementales sur les DESC (par exemple : l’article 54 de la Loi sur la santé publique). Cette mobilisation suggère qu'il faut intégrer les DESC dans les analyses qui se réalisent tant en amont de l'élaboration des lois, politiques et programmes qu'en aval de leur application concrète. 

En somme, ce qui recherché, c’est une imputabilité des gouvernements en amont des procédures judiciaires et un dialogue entre l’exécutif, le législatif et les individus concernés.

Au-delà de ce type de litige qui mettent directement de l'avant les droits humains, les litiges stratégiques peuvent aussi s'intéresser principalement aux activités économiques tout en ayant un impact incident sur les droits humains. C'est ce qui a été mentionné à l'occasion de la conférence du professeur Daniel Turp. 

3. Initier un litige stratégique au Canada pour empêcher l’Arabie Saoudite d’obtenir des blindés : « Les droits internationaux fondamentaux », par Daniel Turp, professeur titulaire à l’Université de Montréal, président de l’Association québécoise de droit constitutionnel et président du Conseil de la Société québécoise de droit international

Une initiative est actuellement en train d’être mise en place sous la forme d’un litige stratégique destiné à contester le droit du Canada d’exporter du matériel militaire dans un pays qui viole, de manière sérieuse et répétée, les droits fondamentaux : l’Arabie Saoudite. En effet, l’appui du gouvernement canadien à la vente de véhicules blindés légers à l’Arabie Saoudite paraît surprenant, d’autant plus que près de 60% des Canadiens disent y être opposés. Avec le nouveau gouvernement libéral, qui promettait un « vrai changement », on aurait pu s’attendre à ce que ce système d’exportation change, ce qui s'avère ne pas être le cas à ce jour. 

L’Arabie Saoudite viole fréquemment les droits fondamentaux de la personne humaine : il est régulièrement recensé des cas de torture, de peine de mort, de mépris pour les droits des femmes, etc. Ces violations sont récurrentes, répétées et non isolées. D’ailleurs, les atteintes aux droits fondamentaux par l’Arabie Saoudite sont tellement préoccupantes que, le 21 janvier 2016, le Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Zeid Ra'ad Zeid Al-Hussei, a reçu une demande de plus de cinquante organisations de défense de droit de l’homme. Cette demande réclamait la suspension de l’Arabie Saoudite du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies. Par ailleurs, la demande était fondée sur la résolution 60/251 de l’Assemblée générale des Nations Unies. Cette résolution prévoit, entre autres, la possibilité de suspendre les droits d’un membre du Conseil, dont celui d'y siéger, qui aurait commis des « violations flagrantes et systématiques » des droits de l’homme. 

Dès lors, l’idée que du matériel canadien puisse servir à commettre des violations des droits fondamentaux est immorale et même illégale. Le Canada ne peut refuser d’être cohérent entre les idéaux qu’il porte en matière de respect des droits fondamentaux et les décisions qu’il prend quant à l’exportation de matériel militaire. Qui plus est, le Canada est un État de droit et le gouvernement doit respecter le principe constitutionnel de la primauté du droit, veiller au respect de ses propres lois, mais également de ses obligations à l’échelle internationale. À cet égard, il existe, en droit canadien, certaines normes interdisant l’exportation de matériel militaire à des États qui violent systématiquement les droits fondamentaux, contenues dans des lignes directrices adoptées en 1986 par le cabinet fédéral. Ces dernières énoncent que « le Canada contrôle étroitement l’exportation de produits militaires vers les pays [...] dont les gouvernements commettent constamment de graves violations des droits de la personne contre leurs citoyens, à moins que l’on ne puisse prouver que les produits ne risquent pas d’être utilisés contre la population civile ».

Du point de vue du droit international, il s’agit de trouver matière pour interdire une telle exportation, par exemple en s’appuyant sur le PIDCP, en essayant de démontrer que l’Arabie Saoudite violerait ses propres engagements internationaux. De même, les engagements internationaux commerciaux du Canada pourraient être mis à mal s’il était prouvé que ceux-ci sont contraires au droit international.

L’utilisation du litige stratégique est, dans cette situation, très claire, puisqu’il s’agit de contester, par tous les moyens juridiques possibles, la légalité de l’exportation de matériel militaire canadien vers l’Arabie Saoudite, tout en obligeant le gouvernement canadien à répondre de ses décisions en la matière.

Daniel Turp, accompagné d’un groupe d’étudiants de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, devrait déposer un recours en Cour fédérale d’ici la fin du mois de février afin de contester la légalité des licences de vente de véhicules blindés légers à l’Arabie Saoudite. Ainsi, le gouvernement canadien pourrait être appelé à défendre devant les tribunaux de tels contrats.

L’initiative de M. Turp porte le nom de « Droits blindés » et a été officiellement rendue publique pendant le Colloque du Réseau universitaire d’Avocats sans frontières.

Au final, ces trois conférences démontrent bien que le litige stratégique peut être utilisé dans différents contextes pour atteindre des objectifs tant juridiques que politiques, et ce, au bénéfice des droits humains. 

 

 

Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

[1] Vous pouvez en trouver deux exemples : ici et ici.

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