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L’accusé est mort, vive l’accusé : perspective juridique sur la mort de l’accusé le plus célèbre du Tribunal spécial pour le Liban

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Pascale Langlais

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20 October 2016

 

À l’aube du vendredi 13 mai dernier, nombre de médias,  Al Manar TV[1] en tête, rapportent une nouvelle qui a l’effet d’une bombe dans le petit monde de la justice pénale internationale : Mustafa Amine Badreddine, présumé Commandant en chef de la branche militaire du Hezbollah et accusé-clé de l’affaire principale du Tribunal spécial pour le Liban (« TSL »), est mort[2]. Suivront des semaines de spéculations, de longs débats juridiques et de montagnes russes d’émotions. Le TSL est plongé dans une tourmente qui durera huit semaines. Alors que la mort d’un accusé peut paraître presque anodine dans un procès « régulier », le décès de Badreddine, jusqu’alors jugé in absentia, n’a rien de simple. Cette situation a engendré plusieurs questionnements de nature juridique et a offert de nombreux défis aux avocats et juges impliqués dans cette affaire. Ce sera finalement la preuve de la mort de l’accusé et le standard de preuve applicable dans cette situation qui seront le noyau du débat qui a perduré pendant plusieurs semaines

La mort de l’accusé dans l’histoire des tribunaux pénaux internationaux

La mort d’un accusé entraîne la fin des procédures à l’encontre de celui-ci – ce principe n’a jamais vraiment été disputé dans la jurisprudence internationale[3]. Les procès post mortem n’ont pas lieu d’être, la compétence rationae personae des tribunaux pénaux étant limitée aux personnes vivantes[4]. Au-delà de ce principe cependant, plusieurs interrogations ont été soulevées et les tribunaux pénaux internationaux ont tenté au mieux d’y répondre lorsqu’ils y ont été confrontés.

            La mort de l’accusé au temps de Nuremberg

Le TSL n’est certainement pas le premier tribunal pénal international à être confronté à une telle situation. Déjà à l’époque du Tribunal militaire international de Nuremberg, deux accusés décédèrent avant même que les procédures judiciaires à leur encontre n’aient débuté. Dans le premier cas, Robert Ley, qui fut retrouvé mort dans sa cellule le 25 octobre 1945, ne fut pas jugé. Dans le second cas, Martin Bormann, prétendument mort alors qu’il était toujours en fuite, fut quant à lui jugé et trouvé coupable de certains des chefs d’accusation qui pesaient contre lui (ici) malgré l’incertitude relativement à son décès. Concluant que les preuves de sa mort n’étaient pas suffisamment concluantes, le Tribunal décida de juger ce dernier in absentia en vertu de l’article 12 du Statut du Tribunal. Bien que le Tribunal, à cette occasion, se soit penché sur la preuve nécessaire pour être convaincu de la mort d’un accusé, celui-ci ne s’attarda pas sur l’épineuse question du standard de preuve applicable dans une telle situation (pour plus d’informations). Ces deux cas illustrent bien la complexité d’une telle situation. Chaque cas est unique, avec des circonstances particulières qui lui sont propres, cela soulève donc des questions juridiques différentes, et la solution pour l’un n’est pas nécessairement appropriée pour l’autre.

            Émergence de nouvelles questions légales devant les tribunaux ad hoc

À l’ère moderne de la justice pénale internationale, les tribunaux ad hoc, soit le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« TPIY ») et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (« TPIR »), connurent également leur lot de procès compliqués ou encore avortés en raison du décès d’un accusé. La preuve de la mort de l’accusé ne posa cependant jamais de réels problèmes devant ces tribunaux, la majorité des accusés étant morts en détention ou encore à l’hôpital. Ainsi, ni le TPIY ou le TPIR ne fut véritablement confronté aux difficultés et débats juridiques auxquels fait face le TSL à ce sujet. Malgré tout, les tribunaux ad hoc ne furent pas en reste de problèmes découlant de la mort d’un accusé à divers stades des procédures, chaque cas particulier soulevant de nouvelles questions juridiques. Dans l’affaire Karamera et al. notamment, le TPIR se pencha sur le maintien du nom de l’accusé décédé dans l’acte d’accusation à titre de participant à l’entreprise criminelle commune (« ECC »). Alors que les deux coaccusés s’y opposèrent, la Chambre de première instance et la Chambre d’appel confirmèrent que le Procureur se devait d’indiquer le nom des participants connus à l’ECC lorsque cette forme de responsabilité criminelle était plaidée (ici, paras 12 et suivants). Ainsi, lorsqu’une personne initialement accusée d’avoir participé à une ECC décède, le Procureur doit retirer son nom de la liste des accusés en amendant l’acte d’accusation, mais il peut le citer à titre de participant à l’ECC au même titre que tout autre participant n’ayant pas été formellement accusé mais dont le nom et les actes allégués sont connus.

À cette occasion, le Tribunal s’interrogea également sur la question de l’utilisation de la preuve contre l’accusé décédé Joseph Nzirorera[5]. En effet, la Chambre de première instance décida de maintenir toute la preuve produite au dossier, y compris la preuve qui ne concernait que Nzirorera. Elle précisa tout de même que la preuve se rapportant uniquement à Nzirorera devrait être distinguée de celle se rapportant à l’ECC lors des délibérations. Cette approche fut jugée raisonnable par la Chambre d’appel (paras 9-11) et de ce fait, la Chambre ne considéra pas la preuve ne portant que sur la conduite de Nzirorera dans les conclusions de fait de son jugement (para.114). Cette question épineuse fut par ailleurs précédemment abordée par le TPIY dans le cadre des affaires Brđanin et Talić. Momir Talić, initialement coaccusé avec Brđanin avant la disjonction d’instance, mourut le 23 mai 2003 au cours de la phase de procès. Dans le jugement Brđanin, la Chambre de première instance confirma avoir pris en compte la preuve produite contre Talić avant qu’il ne décède, dans son jugement contre Brđanin. Cette approche fut également adoptée par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans l’affaire Norman. L’accusé étant décédé après la clôture de la phase de procès, mais avant que le jugement ne soit rendu, la Chambre de première instance considéra qu’il n’était pas désirable de distinguer la preuve présentée contre le défunt du reste de la preuve admise[6].

Cependant, au TPIY, l’utilisation de la preuve produite à l’encontre d’un accusé décédé ne se limita pas à l’affaire en cause. Le cas le plus flagrant fut certainement celui de Slobodan Milosević, décédé en cours de procès, avant que la défense ne puisse conclure sa preuve. Bien que ce dernier fut poursuivi seul, c’est-à-dire sans coaccusés, le Procureur avait comme stratégie de démontrer sa participation à une ECC. Ainsi, plusieurs autres accusés du TPIY, dans des procès distincts, furent également accusés d’avoir participé à une ECC avec Milosević. Dans plusieurs de ces procès, qui se conclurent après la mort de l’ancien Président serbe, le Procureur utilisa essentiellement la preuve présentée dans l’affaire Milosević. On peut notamment citer les cas de Sainović et al., Stanisić et Simatović et Šešlj,.[7] Cette utilisation de la preuve présentée contre Slobodan Milosević entraîna nécessairement le Tribunal à établir des conclusions relativement au rôle et à la culpabilité de feu Milosević alors que celui-ci n’avait pas été jugé. Malgré cette contradiction apparente avec les grands principes de la justice pénale internationale, tels que la présomption d’innocence, cette problématique ne fût pas disputée.  

            La preuve de la mort de l’accusé à l’ère de la Cour pénale internationale

Plus récemment, la Cour pénale internationale (« CPI »), a également dû faire face à la mort d’un accusé, et ce plus d’une fois. Contrairement aux tribunaux ad hoc, la CPI a parfois été confrontée à des circonstances floues et incertaines relativement à la mort d’un accusé. Ainsi, le premier problème juridique à ressurgir a été la preuve de la mort de l’accusé. Sans véritablement se pencher sur la question du standard de preuve applicable, la Cour a tout de même dû se prononcer sur la suffisance de la preuve présentée. Bien qu’encore une fois, chaque situation soit bien particulière et distincte, on dénote en apparence un certain manque de cohésion dans les décisions prises relativement à cette question. À titre d’exemple, les cas de Saleh Jerbo[8], co-accusé dans l’affaire Banda et Jerbo, et de Vincent Otti[9], coaccusé dans l’affaire Kony et. Al., ont connu une issue bien différente. Pourtant, tous deux sont morts dans des circonstances peu connues et aucun certificat de décès officiel n’a été émis.

Dans le cas Jerbo, il n’est malheureusement pas possible de connaître la nature précise des éléments de preuve présentés à la Cour afin de confirmer son décès en raison de l’expurgation importante de la décision ayant mis fin aux procédures à son encontre. Cependant, il est possible de savoir qu’aucun élément scientifique irréfutable tel qu’un test ADN n’était alors envisageable. La Cour souligne également la faible probabilité d’obtenir un certificat de décès officiel dans ce cas précis. Malgré le fait que la Cour ne se lance pas dans le long débat légal du standard de preuve applicable, il peut facilement être déduit de cette décision que le standard de preuve appliqué est relativement souple. Ainsi, la Cour se distingue de la pratique adoptée par les autres tribunaux internationaux voulant qu’un certificat de décès officiel soit présenté afin de mettre fin aux procédures judiciaires.

Dans le cas Otti, l’on fait face à une situation tout aussi mystérieuse, mais à un traitement bien différent. Selon les documents publics, la mort de Vincent Otti aurait été rapportée par de nombreux réseaux d’information. Cependant, aucun élément corroborant cette information n’aurait été fourni à la Cour. Face à cette situation, la CPI décida de ne pas mettre fin aux procédures à l’encontre d’Otti et ce dernier demeure à ce jour visé par un mandat d’arrêt.  Peut-on supposer que ce manque de cohésion relève simplement du fait que ces cas ont été présentés devant des chambres et des juges différents, ayant chacun une vision particulière du standard applicable ? Ou cela est-il plutôt dû à d’autres facteurs, tels que l’opposition ou non du Procureur à la clôture des procédures, ou la coopération de l’État concerné ? Il est pour l’instant impossible de se faire une idée claire.

Le TSL et la mort de Mustafa Amine Badreddine

Le TSL est le tribunal pénal international s’étant le plus récemment penché sur la question de la mort d’un accusé. Mustafa Amine Badreddine est mort le 12 mai dernier selon ce que révèlent les preuves présentées. À la suite de cette annonce, près de deux mois ont été nécessaires afin que les juges de la Chambre de Première instance mettent un terme aux procédures à son encontre.

            Bref rappel de la procédure à la suite de la mort de Badreddine

Une audience est tenue devant la Chambre de première instance du TSL le 17 mai à la suite de la publication d’articles de journaux et de bulletins médiatiques rapportant la mort de M. Badreddine. La Chambre décide d’ajourner sine die les procédures jusqu’à ce que le Bureau du Procureur soit en mesure de recueillir plus d’informations et d’avoir un portrait plus clair de la situation.

Ce n’est que le 31 mai suivant que les audiences reprennent. Lors des audiences du 31 mai et du 1er juin, la Chambre permet aux parties de présenter leurs preuves et observations relativement à la mort supposée de M. Badreddine. Alors que la position du Procureur se veut très neutre, laissant à la Chambre le soin d’en venir à sa propre conclusion en ce qui a trait à la mort de l’accusé, les positions de la Défense et du Représentant légal des victimes (« RLV ») sont pour le moins polarisées. La Défense représentant les droits et intérêts de M. Badreddine (« la Défense ») soumet différents éléments de preuve et observations soutenant la mort de l’accusé. Du côté opposé, le RLV présente des observations invitant la Chambre à ne pas se satisfaire des éléments de preuve présentés.

À l’issue de ces deux jours d’audience, la Chambre rend une décision orale[10] qui sera lourde de conséquences. La Chambre rend sa décision à la majorité de 2 contre 1 : elle n’est pour l’instant pas satisfaite que des éléments de preuve suffisants lui ont été présentés afin de conclure au décès de M. Badreddine.[11] Le jour même, la Défense dépose une Requête aux fins de certification pour appeler de cette décision en vertu de l’article 126 du Règlement de Procédure et de Preuve du Tribunal.

Lors de l’audience du 2 juin, la Chambre rejette cette requête, invitant plutôt à la déposer après que les raisons écrites de sa décision aient été reçues. Cependant, la Chambre aborde tout de même la seconde question liée à cette requête, une demande de suspension des procédures. Le Conseil principal de la Défense a mentionné à la suite de la décision orale ne pas être en mesure de participer pleinement aux procédures tout en ayant l’« intime conviction » que M. Badreddine est décédé et considère donc nécessaire que les procédures soient suspendues jusqu’à la résolution de l’appel. Cela plonge le Tribunal dans un tourbillon de questions d’une nature plutôt éthique, tel que discuté plus bas. De nouveau, la Chambre se voit contrainte de suspendre les procédures sine die, le temps de laisser aux parties le soin de soumettre les différents documents relatifs à la Requête aux fins de certification pour appeler.

De retour en audience le 15 juin, la Chambre se retrouve une fois de plus sans issue devant les mêmes débats qui font rage depuis des semaines et est finalement contrainte de suspendre les procédures jusqu’à ce que la Chambre d’appel, entre temps saisie de l’appel de la décision de première instance, se prononce elle-même sur la suspension des procédures. Finalement, c’est le 12 juillet que la Chambre d’appel du TSL met officiellement fin à l’affaire Badreddine. Dans une décision majoritaire, la Chambre d’appel du TSL considère que suffisamment de preuves ont été soumises afin de considérer l’accusé comme décédé et ordonne à la Chambre de première instance de mettre fin aux procédures à l’encontre de Mustafa Amine Badreddine.[12]

            Les questions légales en jeu dans l’affaire Badreddine

  1. La preuve de la mort

Tel que précédemment mentionné, la preuve de la mort de l’accusé et le standard de preuve applicable se retrouvent au cœur des débats qui ont perduré pendant plusieurs semaines. Il est important de rappeler qu’un grand mystère plane sur la vie de Badreddine[13]; les circonstances entourant sa mort n’y font pas exception. Il s’est donc avéré particulièrement difficile d’apposer un cadre juridique sur une telle situation. Afin de trancher la question du standard de preuve applicable à la mort d’un accusé, les juges de la Chambre de première instance ont directement questionné les parties à ce sujet, les invitant à partager leurs observations[14]. Malgré des approches différentes émanant des diverses parties, un consensus se dégage sur cette question : on parle d’un standard élevé, plus élevé que le standard civil de la balance des probabilités, mais moins élevé que le standard pénal requis afin de déterminer la culpabilité d’un individu, le « hors de tout doute raisonnable ». Le RLV le veut plus précis, parlant de clear and compelling evidence, mais ce standard demeure dans le même spectre que celui proposé par les autres parties. Dans sa décision, la Chambre de première instance va dans le même sens que le RLV, tout en précisant qu’elle ne croit pas nécessaire d’articuler un standard juridique précis[15].

Malgré ce consensus général concernant le standard de preuve applicable, la Chambre d’appel en décide autrement. En effet, elle choisit d’appliquer un standard de preuve beaucoup moins exigeant : la balance des probabilités. Allant à l’encontre de la majorité de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux où le certificat de décès est généralement la règle et qui correspond, on peut en déduire, à un standard plus élevé que le standard de preuve de droit civil. L’avenir nous dira si la décision du TSL ébranlera la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux, dont elle se distingue relativement à cette question.

  1. La preuve et la présomption d’innocence

Tel que précédemment mentionné, il existe des cas devant les autres tribunaux internationaux où la preuve à l’encontre d’un accusé décédé a été utilisée contre d’autres accusés, soit dans le même procès, soit dans un procès distinct. Ce problème se pose également dans l’affaire Ayyash et al. À l’instar de plusieurs dossiers devant les autres juridictions internationales, Badreddine était un coaccusé, aux côtés de quatre autres accusés dans un même procès. En raison du rôle central qu’on lui attribuait, le Procureur a mentionné son intention de ne pas modifier la preuve qu’il entend présenter contre les autres accusés de l’affaire[16], ce qui signifie donc qu’une quantité importante de preuve concernant feu Badreddine sera présentée à la Chambre. Cela semble être en concordance avec l’approche adoptée dans la jurisprudence précédemment citée sur le sujet.[17] Pourtant, certains aspects de la présente affaire la distinguent. On note tout d’abord le fait que les accusés sont ici jugés in absentia, donc en l’absence des accusés, ce qui laisse les équipes de défense sans instruction ni éléments de preuve apportés par les accusés. Par ailleurs, une certaine portion de la preuve que le Procureur entend présenter a trait à ce que l’on appelle « l’attribution » et se limite strictement à Badreddine, sous les multiples identités que le Procureur lui prête, et ne concerne aucunement les quatre accusés[18]. On pourrait donc se questionner sur la pertinence de ces éléments de preuve pour la suite des choses. Il ne faut cependant pas ignorer la proéminence de Badreddine dans la présente affaire, sorte de personnage central et lien présumé entre les autres accusés.

Pourtant, il est possible de se questionner sur la relation entre l’utilisation d’une telle preuve et la présomption d’innocence. Tel que le rappelle l’article 16(3) du Statut du Tribunal, tout accusé jouit de la présomption d’innocence et celle-ci ne peut être réfutée que par un verdict de culpabilité. Ainsi, Badreddine ne pouvant être poursuivi post mortem, il jouira éternellement de la présomption d’innocence. Comment donc peut-on permettre la présentation de preuve tendant à induire une responsabilité pénale à une personne décédée qui jouit toujours de ce droit fondamental ? Il existe une vaste jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme («CEDH») allant à l’encontre de cette pratique. En effet, la CEDH a réitéré plus d’une fois que la présomption d’innocence est violée si une décision judiciaire ou une déclaration d’un agent public reflète l’opinion que cette personne est coupable sans qu’elle ne soit trouvée coupable selon la loi[19]. Or, dans sa décision sur l’acte d’accusation amendé,  la Chambre de première instance se distingue la jurisprudence de la CEDH et se colle aux principes dégagés par la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux. Ainsi, la Chambre permet au Procureur de présenter la preuve touchant principalement, voire exclusivement, à Badreddine puisque celui-ci, bien qu’il ne soit plus accusé, demeure mentionné à titre de co-conspirateur. Il reste à voir comment la Chambre traitera cette preuve dans la suite du dossier : se moulera-t-elle aux façons de faire de ses prédécesseurs de la justice pénale internationale ou adoptera-t-elle une approche distincte ?

  1. Le droit des victimes

Le RLV, agissant au nom des victimes des crimes allégués contre Badreddine, s’est vivement opposé à la clôture des procédures à l’encontre de Mustafa Badreddine. Au-delà du principe voulant que justice soit faite et que l’accusé, responsable allégué de la mort de Rafiq Hariri et de vingt personnes, en plus des centaines de personnes blessées, réponde de ses actes, un autre aspect important entre en jeu : la compensation. En vertu du Statut du Tribunal, les victimes au TSL ne sont pas une partie, mais elles participent aux procédures (article 17). De plus, le Tribunal n’a pas compétence pour octroyer compensation aux victimes ayant subi un préjudice. Celles-ci doivent plutôt se tourner vers une juridiction nationale ou toute autre institution compétente afin d’obtenir compensation. Pour ce faire, les victimes peuvent se fonder sur le jugement du TSL relativement à la culpabilité de l’accusé (article 25). Mais qu’arrive-t-il lorsque l’accusé meurt avant la fin de son procès ? Qu’advient-il de leur droit à une compensation sans une déclaration de culpabilité ?

Selon l’article 10 al. 7 du Code de procédure pénale libanais, il semble possible de poursuivre l’action civile visant à obtenir compensation malgré l’interruption de l’action pénale. Ainsi, les victimes ne seraient vraisemblablement pas automatiquement privées de leur droit à compensation en raison de la mort de Badreddine. D’ailleurs, comme le rappelle le RLV dans ses Observations à la réponse de la Défense aux soumissions du Procureur relativement à l’acte d’accusation amendé, ce sera à la juridiction nationale de décider du poids à accorder au jugement du TSL relativement aux actes commis par les accusés déclarés coupables, aux accusés acquittés et aux accusés à l’encontre de qui les procédures ont été closes.

Les questions éthiques en jeu dans l’affaire Badreddine

La mort de Mustafa Badreddine a soulevé son lot de questions juridiques et alimenté de nombreux débats. Certaines questions avaient auparavant été soulevées devant les autres tribunaux, mais jamais une Chambre n’avait été confrontée à un débat éthique dans ce type de situation. Tel que précédemment mentionné, le Conseil principal de Badreddine a soulevé l’impossibilité pour la Défense de participer aux procédures en raison de son « intime conviction » que l’accusé est décédé malgré la décision de la Chambre de première instance. On note alors une possible contradiction entre le Code de conduite professionnelle des conseils de la défense et des représentants des victimes plaidant devant le Tribunal spécial pour le Liban (« Code du TSL ») et les codes de déontologie et d’éthique propres aux différents conseils. En effet, cette notion d’« intime conviction », liée au principe de « conscience », n’est pas présente dans le Code du TSL, mais relève plutôt du Règlement Intérieur National de la profession d’avocat de France qui lie le Conseil principal de l’équipe représentant les droits et intérêts de M. Badreddine. Ce principe propre aux traditions civilistes n’est pas non plus présent dans les codes de déontologie et d’éthique des co-conseils de la Défense, respectivement du Barreau du Québec et du Barreau d’Angleterre et du Pays de Galles, qui imposent une séparation claire entre le devoir de représentation de l’avocat et ses convictions personnelles. Comment donc réconcilier toutes ces contradictions ? C’est un débat qui n’aura finalement jamais été clos, la Chambre de première instance ayant suspendu les audiences devant cette impasse et les procédures à l’encontre de Mustafa Badreddine ayant été closes avant que le Tribunal ne se positionne sur cette question de tension entre les différentes obligations déontologiques d’un conseil de la défense. Il s’agit pourtant d’une question qui pourrait éventuellement ressurgir dans d’autres procès internationaux, et qui bénéficierait d’un éclaircissement jurisprudentiel. 

Conclusion

Sans que la mort d’un accusé en cours de procès soit un phénomène nouveau, les circonstances particulières qui entourent le décès du jadis accusé Badreddine rendent cette affaire bien unique, et ces particularités ont engendré plusieurs nouvelles questions juridiques et éthiques qui ne s’étaient pas posées jusque-là dans des affaires similaires. Certaines réponses ont été fournies, d’autres interrogations restent en suspens. Au vu du cas Badreddine, qui s’ajoute à une longue liste de décès d’accusés dans l’histoire de la justice pénale internationale, une grande question subsiste : est-ce possible et souhaitable d’adopter une approche unique et cohérente en cas de décès d’un accusé, ou est-ce que les particularités de chaque situation rendent cela tout simplement impossible ?

* Ce billet a été écrit dans le cadre d’un stage financé par la Clinique de droit international pénal et humanitaire.

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Les opinions exprimées ci-dessus sont propres à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue du TSL ou de son personnel.

Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

[1] Al Manar est un réseau d’information libanais dont le principal actionnaire est le Hezbollah

[2] Badreddine aurait été tué lors d’un bombardement d’un camp du Hezbollah situé près de l’aéroport de Damas, en Syrie. L’attaque n’a toujours pas été revendiquée, mais plusieurs théories sur l’auteur de cette attaque ont été invoquées : Israël, les États-Unis, des groupes islamistes impliqués dans la guerre en Syrie, le Hezbollah lui-même, l’Iran, etc. Voir notamment BBC, The New-York Times, Haaretz, The Guardian.

[3] L’affaire Delic devant le TPIY fait quelque peu exception à cette affirmation. Dans cette affaire, les héritiers de feu Delic – son fils plus précisément – ont tenté de poursuivre les procédures d’appel au nom du défunt, dans l’espoir que sa condamnation soit éventuellement infirmée. Le Tribunal a à cette occasion réaffirmé les limites de sa compétence  rationae personae et indiqué qu’une poursuite pénale avait pour but d’imputer une responsabilité pénale à un individu et par ce fait, l’intérêt pour agir en tant que défense se limite à l’accusé lui-même (pour plus d’informations).

[4] Voir l’affaire Norman paras 13-14 ; Jerbo, paras para.17.

[5] Joseph Nzirorera est décédé le 1er juillet 2010, durant la phase de procès, avant la fin de la présentation des moyens de preuve de la Défense.

[6] Norman, supra note 4, paras 21 et suivants.

[7] Plus plus d’information sur l’héritage de l’affaire Milosevic, voir Timothy William WATERS éd., The Milosevic Trial: an Autopsy, New York, Oxford University Press, 2013, p. 465-483.

[8] Saleh Jerbo est décédé le 19 avril 2013 au Soudan dans une attaque dirigée par la « Justice and Equality Movement » et a été enterré le jour-même (pour plus d’information).

[9] Vincent Otti aurait été tué le 8 octobre 2007 sous les ordres de Joseph Kony, son coaccusé (pour plus d’information).

[10] Cette décision orale sera suivie de raisons écrites soumises le 7 juin (ici).

[11] La Juge Braidy a exprimé son désaccord avec la décision majoritaire de façon très claire et éloquente dans sa dissidence (ici).

[12] Les juges Nsereko et Baragwanath ont émis de fortes dissidences, exprimant leur désaccord évident avec la décision majoritaire (ici).

[13] On ne connaît que très peu le parcours et la vie de Mustafa Amine Badreddine. Il a laissé peu de trace au cours de sa vie. Graeme Cameron, Premier substitut du Procureur du TSL le décrit ainsi : “[h]e has never been issued a passport. He has never been issued a driver’s license. He is not the registered owner of any property in Lebanon. The authorities have no records of him entering or leaving Lebanon. No records are held by the Ministry of Finance which would reflect that he pays any taxes. There are no bank accounts in any of the banks or any of the financial institutions in the country in his name. […] Badreddine passes as an unrecognizable and virtually untraceable ghost throughout Lebanon, leaving no footprint.” (ici).

[14] Fait étonnant, la Chambre a questionné les parties à ce sujet au lendemain de la décision orale. Ce raisonnement inverse a d’ailleurs servis de base pour l’un des motifs d’appel de l’équipe Badreddine (pour plus d’information).

[15] Supra note 11, paras 31 et 39.

[17] À noter que l’utilisation de la preuve contre un accusé décédé dans un procès dans lequel il était originalement accusé ou dans un procès distinct n’a jamais réellement été discutée par les autres tribunaux pénaux internationaux sous l’angle de la présomption d’innocence. Aucune défense ne s’y est opposée.

[18] L’attribution réfère à la preuve permettant d’attribuer l’usage de téléphones cellulaires des réseaux établis par les analystes du bureau du Procureur comme ayant été utilisés pour préparer et coordonner l’attaque contre Rafiq Hariri aux accusés. Le cas de Badreddine est particulier puisque le Procureur attribue l’usage des téléphones non pas à Badreddine lui-même mais plutôt à un certain Sami Issa. La théorie du Procureur veut que Sami Issa et Badreddine ne soit qu’une seule et même personne.

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