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Pris au centre des tirs : Responsabilités à l'égard des membres de l'EI détenus dans le nord-est de la Syrie, consécutivement à l'opération « Source de Paix » de la Turquie - Partie II

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Home Pris au centre des tirs : Responsabilités à l'égard des membres de l'EI détenus dans le nord-est de la Syrie, consécutivement à l'opération « Source de Paix » de la Turquie - Partie II

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Alessandra Spadaro

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30 January 2020

 


Osons le DIH! vous propose la traduction en français de la note de blogue d’Alessandra Spadaro, publiée en deux parties en version originale en anglais sur le blog Armed Groups and International Law, les 4 et 5 novembre 2019. La note est ici reproduite avec l’autorisation de son auteure et de Katharine Fortin fondatrice du blog Armed Groups and International Law. Nous les remercions pour cette collaboration. Les versions originales se trouvent ici et ici


Cette note de blogue en deux parties aborde la responsabilité de différents acteurs vis-à-vis des membres de l’EI se trouvant en détention dans le nord-est de la Syrie, à la lumière de la nouvelle invasion de la Turquie [NDLR : l’auteure fait référence aux faits survenus en novembre 2019, contemporains de la publication originale de cette note en anglais. Pour plus de détails sur ces événements voir par exemple ici]. Commençant avec un aperçu des faits récents, la première note de blogue souligne les obligations de la Turquie et des forces kurdes à l’égard des détenus. La seconde note de blogue abordera les obligations des États dont sont originaires les membres de l’État islamique détenus, qui ne sont ni syriens, ni irakiens.

Après avoir examiné les responsabilités des forces turques et des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) envers les détenus au nord de la Syrie (voir la première partie de cette note de blogue ici), je vais maintenant analyser les responsabilités des États d'origine envers les membres de l’État islamique (EI) en particulier. Les milliers de membres de l’EI se trouvant dans les centres et camps de détention des FDS viennent d'une cinquantaine de pays : beaucoup sont européens, mais la majorité vient de pays musulmans comme l’Égypte, la Tunisie et le Yémen. Dans une note précédente, j'ai analysé les défis pratiques auxquels sont confrontés les groupes armés face à la détention, en examinant quatre options à leur disposition : le transfert, la libération, le maintien en détention et le procès.

Situation actuelle concernant les États d'origine

À quelques exceptions près, comme l’Irak, la Russie et les États-Unis, qui ont accepté que leurs ressortissants leur soient transférés par les FDS, la plupart des pays se sont montrés réticents à rapatrier leurs ressortissants détenus dans le nord-est de la Syrie, arguant qu’il serait difficile de les condamner, compte tenu des difficultés à recueillir des preuves pour les crimes commis à l'étranger, et que les libérer serait problématique pour leur sécurité nationale. Les choses semblent lentement avoir commencé à changer à la suite de l’opération « Source de Paix » menée par la Turquie, mais les FDS ne pourront probablement pas continuer à surveiller les centres et les camps de détention pendant encore beaucoup plus longtemps et les détenus pourraient bientôt s’échapper ou être libérés.

Obligations des États d’origine en vertu du cadre juridique antiterroriste et du droit international humanitaire

Comme je l’ai déjà expliqué, du point de vue juridique, la libération des membres de l’EI détenus pourrait être une solution valable pour les FDS - ainsi que potentiellement inévitable suite à l'offensive turque. Une telle solution peut néanmoins être problématique pour les États.

Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) a adopté, en vertu du chapitre VII, un certain nombre de résolutions qui requièrent des États membres de l’ONU de veiller à ce que toute personne ayant participé au financement, à la planification, à la préparation ou à la perpétration d’actes terroristes, ou ayant soutenu des actes terroristes, soit traduite en justice (par exemple, la résolution 2178 (2014) du CSNU, par. 6 ; Rés. 2396 (2017) du CSNU, par. 17-20). En raison de l’importance de la compétence juridictionnelle pénale passive fondée sur la nationalité, refuser que leurs ressortissants qui ont rejoint l’EI leur soient transférés aux fins de poursuite (et de réhabilitation) pourrait constituer une violation des obligations des États membres de l’ONU imposées par le CSNU, en particulier lorsqu’un tel refus aurait pour effet de les libérer et de leur permettre de commettre d’autres actes terroristes et de radicaliser d’autres personnes. En vertu du droit international humanitaire, les États ont également l’obligation de poursuivre leurs ressortissants pour des crimes de guerre commis dans le cadre de conflits armés internationaux ou non internationaux. En outre, comme le souligne le dernier rapport du CICR sur le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, les États doivent tenir compte des préoccupations et des besoins humanitaires spécifiques des enfants associés aux « combattants » étrangers [foreign fighters] ainsi que des femmes « combattantes » étrangères et des femmes membres de leur famille (pp. 56 et s.).

Légalité de la déchéance de la nationalité

Afin d’empêcher leur retour de manière définitive, certains pays sont allés jusqu’à révoquer la citoyenneté de certains de leurs ressortissants qui se sont rendus en Syrie pour rejoindre l’EI.  En vertu du droit international, les États ont l’obligation de réadmettre leurs ressortissants sur leur territoire (voir ici pp. 35-36). Cette obligation peut difficilement être interprétée comme étant assez large pour exiger des États qu’ils cherchent activement à rapatrier leurs ressortissants à l'étranger, bien que cela ne soit guère satisfaisant et que des avis contraires aient été exprimés. D’autre part, la privation de la citoyenneté est illégale en droit international dans certains cas, mais pourrait être justifiée dans d’autres. L'article 12(4) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) interdit la privation arbitraire du droit d’entrer dans son propre pays. Cette disposition a été interprétée par le Comité des droits de l’Homme comme incluant l’interdiction pour les États parties de priver un individu de sa nationalité de manière à ce qu’il soit « arbitrairement [privé] du droit d'entrer dans son propre pays » (Observation générale n° 27, paragraphe 21). De plus, en vertu de l'article 8(1) de la Convention sur la réduction des cas d'apatridie, les États parties ne peuvent priver une personne de sa nationalité si cette privation la rend apatride. La privation de la citoyenneté conduisant à l’apatridie est possible exceptionnellement lorsqu’une personne « [a] eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État », mais seulement si le droit interne de l’État le prévoyait comme motif de privation de la nationalité au moment de l’adhésion à la Convention et si une déclaration a été faite à cet effet (article 8, paragraphe 3, point a), ii) de la Convention sur la réduction des cas d'apatridie).

L’article 4 de la Convention européenne sur la nationalité établit de manière similaire que toute personne a droit à une nationalité, que l'apatridie doit être évitée et que nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité. Dans le même temps, l’article 7(1)(d) de la Convention européenne sur la nationalité permet également la privation de la nationalité pour un « comportement portant un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État Partie ». Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la privation de la nationalité pour des crimes contre la sécurité nationale, ou dans l'intérêt public, a été prévue par la législation d’un certain nombre d'États (voir ici, paragraphe 13). Dans la mesure où les actes terroristes sont effectivement préjudiciables aux intérêts vitaux d’un État, ces cas pourraient sembler relever directement des deux clauses exposées ci-dessus (voir ici, p. 202), à moins qu’ils ne soient considérés comme visant uniquement à empêcher « arbitrairement » la personne de retourner dans son propre pays.

Conclusions

De manière plus importante encore, qu’elles soient légitimes ou non, les décisions de révocation de la citoyenneté de certaines des personnes détenues par les FDS empêchent en pratique leur transfert vers leur pays d'origine, ce qui compromet encore un peu plus leur sort. Dans le contexte de la paix et de la sécurité internationales et des obligations des États en matière de lutte contre le terrorisme, il apparaît clairement qu’en ignorant leurs citoyens détenus dans le nord-est de la Syrie, les États se soustraient en fait à leurs responsabilités découlant des résolutions du CSNU adoptées en vertu du Chapitre VII et du droit international humanitaire.

Il est particulièrement révélateur que, alors que les États refusent de reconnaître la légalité de toute forme de détention par des groupes armés au regard du droit international, ils ont largement laissé les FDS seules face à un nombre important de détenus, mais surtout face à des individus dangereux qui, s'ils étaient soudainement libérés, rejoindraient très probablement les rangs de l’EI, ce qui amoindrirait ou annulerait les succès obtenus en vue de son éradication. En conclusion, les États ont des responsabilités juridiques, politiques et morales envers les membres de l’EI détenus dans le nord-est de la Syrie. Il est temps pour eux de trouver une solution viable à cette situation, plutôt que d’espérer que le problème disparaîtra simplement en l’ignorant, et en comptant sur les Kurdes pour faire plus que leur part pour la sécurité internationale tout en luttant pour protéger leur territoire. Pour le bien de la paix et de la sécurité internationales – si ce n’est pour le bien des droits humains – les États devraient rapatrier leurs ressortissants détenus dans le nord-est de la Syrie, les poursuivre si nécessaire, mais surtout les réhabiliter et les réintégrer.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


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