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Leçons tirées du cycle de conférence annuel de l’American Society of International Law (3/3) : Atrocités de masse et apatridie, (re)considérer le cas des Rohingyas

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6 Octobre 2021

Ce billet de blogue est le deuxième de la série de comptes-rendus portant sur la conférence 2021 de l’ASIL, rédigés par les étudiant-e-s d’Osons le DIH dans le but de partager les principaux enseignements de cet événement. La première partie sur les méthodes permettant de diffuser le droit international à une audience non juridique est disponible ici, la deuxiéme partie sur les moyens de renforcer le respect du droit international humanitaire par l'intermédiaire de voix et voies non traditionnelles est disponible ici.


« Plus de trois ans après que près de trois quarts de millions de Rohingyas ont été contraints de fuir une violence brutale, ils ne peuvent toujours pas rentrer chez eux au Myanmar. Il s’agit de la plus grande communauté apatride au monde… [.] »

Crédit photo : Amnistie internationale Canada

La conférence « Mass Atrocities and Statelessness : (Re)considering the case of the Rohingya » présentée dans le cadre de la conférence 2021 de l’ASIL, abordait le thème de l’apatridie en lien avec les atrocités de masse commises envers les Rohingyas au Myanmar. L’apatridie peut être identifiée comme un point commun entre les groupes qui ont été brutalisés par les États à travers le monde et à travers l’histoire. Dans certains cas, par exemple dans celui des Rohingyas au Myanmar, elle est même utilisée comme une justification pour de graves violations des droits humains. Les Rohingyas ont entre autres fait l’objet de discriminations, de persécutions, de crimes contre l’humanité et d’actes génocidaires. Dans ce contexte, le panel de la conférence, qui était constitué de quatre expertes issues du monde académique et professionnel, avait pour objectif d’examiner le rôle de l’apatridie comme moteur de la marginalisation d’une communauté. Afin de mieux comprendre le contexte juridique entourant la persécution des Rohingyas, ce billet entend dans un premier temps exposer la situation actuelle au Myanmar qui a pris un certain virage depuis le Coup d’État militaire de février 2021 (I). Dans un second temps, les liens entre l’apatridie et la commission de graves violations de droits humains seront analysées (II). Enfin, une troisième et une quatrième partie porteront sur le rôle que des organes internationaux tels que la CPI (III) ou d’autres (IV) peuvent jouer dans les quêtes de justice et de préservation des droits fondamentaux au Myanmar.

I-Le Coup d’État au Myanmar : une bascule des points de vue pour un nouvel espoir d’unité?

Depuis maintenant trois ans, des centaines de milliers de Rohingyas ont été déplacés de force au Myanmar et à l’extérieur de ce pays, notamment vers le Bangladesh. Cet exode massif du Myanmar vers le Bangladesh a commencé le 25 août 2017 « lorsque des attaques contre les forces de sécurité nationale à Rakhine, État de l’ouest du Myanmar, ont été suivies de violences contre cette communauté musulmane ». Les centaines de milliers de réfugiés Rohingyas qui ont fui les persécutions au Myanmar depuis 2017 se retrouvent aujourd’hui pour la plupart dans les camps du district de Cox’s Bazar, au Bangladesh. On estime également que 6 000 Rohingyas vivent dans l’État de Rakhine, au Myanmar.

Après le début de cet exode massif, des centaines de milliers de Rohingyas sont toujours réfugiés au Bangladesh. Une situation de plus en plus critique exacerbée par les récents événements au Myanmar. En effet, Aung San Suu Kyi, présidente du parti de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), parti qui avait remporté les élections le 8 novembre 2020, ainsi que d’autres dirigeants birmans, ont été arrêtés à la suite d’un Coup d’État militaire mené au début de l’année 2021. De nombreuses manifestations pacifiques contre ce Coup d’État militaire ont été réprimé brutalement, des attaques contre les civils ont été menées, et le Conseil de Sécurité a exprimé sa « profonde préoccupation » face aux restrictions imposées au personnel médical, à la société civile, aux syndicats et aux journalistes. Le 28 mars 2021, la conseillère spéciale des Nations Unies pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, et la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, ont condamné les attaques meurtrières « de plus en plus systématiques » et ont appelé l’armée « à cesser immédiatement de tuer les personnes qu'elle a le devoir de servir et de protéger ». Elles ont également dénoncé d’autres violations graves des droits humains, telles que la persécution, la discrimination et la détention arbitraire depuis la prise de pouvoir du 1er février 2021. 

La première panéliste à s’exprimer, Wai Wai Nu, du Réseau des Femmes pour la Paix, a rappelé que bien que le Myanmar était auparavant soumis à un État de dictature, la nomination d’Aung San Suu Kyi à la tête du pays avait permis à la majorité birmane de jouir d’une plus grande liberté et d’un plus grand espace démocratique. Ainsi, ni la communauté internationale ni le gouvernement en place ne s’attendaient à un tel Coup d’État et à une telle violence.

Les événements qui se sont succédé au Myanmar depuis le mois de février ont soulevé un certain nombre de dilemmes au sein la communauté Rohingya, dont les droits étaient bafoués sous le gouvernement d’Aung San Suu Kyi malgré l’élan démocratique qu’avait connu le pays. Se posait notamment la question du soutien au mouvement démocratique et aux supporters d’Aung San Suu Kyi, qui était présidente alors que cette communauté subissait des violations de masse la poussant à l’exode. Toujours selon Wai Wai Nu, les Rohingyas sont majoritairement d’avis qu’il est souhaitable pour l’avenir du pays de soutenir les principes de la démocratie, même si cela signifie soutenir l’ennemi. Elle mentionne également qu’à la suite du Coup d’État, la majorité birmane, qui est maintenant soumise à des violences similaires, est plus encline à montrer de l’empathie envers les Rohingyas. Bien qu’aucun réel changement n’ait encore eu lieu pour le moment, cela laisse entrevoir un rayon d’espoir pour l’avenir. La diversité du mouvement actuel de protestation offre ainsi « un nouveau sentiment d’unité par-delà les divisions ethniques et religieuses, ainsi que la reconnaissance croissante des crimes passés commis contre les minorités, y compris les Rohingyas ».

II-Les liens sous-estimés entre l’apatridie et les atrocités de masse

La seconde Panéliste, Katherine G. Southwick, qui travaille au Musée du Mémorial de l’Holocauste des États-Unis, a quant à elle fait le lien entre l’apatridie et les atrocités de masse commises au Myanmar. En plus d'être, dans certains cas, une conséquence directe de ces atrocités, l’apatridie peut également en être la cause, ou du moins un important signe avant-coureur. À ce titre, Mme Southwick a rappelé que le gouvernement nazi en Allemagne avait révoqué la citoyenneté des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Selon le HCR, un apatride est « une personne qu’aucun État ne reconnaît comme son ressortissant par application de sa législation ». L’apatridie peut se produire pour plusieurs raisons, notamment « la discrimination envers certains groupes ethniques ou religieux ou en raison du genre, l’émergence de nouveaux États et les transferts de territoires entre États existants et les lacunes dans les lois sur la nationalité ». Très souvent, l’apatridie peut aussi être involontaire. 

Ainsi, l’apatridie est un indicateur important sur les risques de commissions d’atrocités de masse. Malheureusement, selon Katherine G. Southwick, il n’existe que peu de précédents juridiques qui font ce lien entre l’apatridie et la commission d’atrocités. Pourtant, l’apatridie et la question de la citoyenneté des Rohingyas sont au cœur de l’exclusion et des atrocités commises envers eux. En effet, en perdant leur nationalité, les Rohingyas ont perdu la quasi-totalité de leurs autres droits humains (droit à la vie, droit à l’éducation, etc.) que les États sont chargés de protéger et respecter. Cependant, il est important de préciser que les États ne sont pas débiteurs d’obligations de droits humains qu’envers leurs nationaux, mais aussi envers les individus qui se trouvent sur leur territoire, voire dans certaines circonstances en dehors de leur territoire (voir le projet de recherche de la professeure Julia Grignon à ce sujet). Ainsi, en théorie, l’apatridie ne devrait pas servir d’excuse pour ne plus appliquer les droits humains envers ces individus. Dans le cas des Rohingyas, la panéliste fait néanmoins remarquer que l’apatridie est un outil puissant pour un État pour se désengager de ses obligations internationales à l’égard d’individus, notamment à long terme. C’est pourquoi les panélistes pensent que « les stratégies locales de lutte contre l’apatridie dans différents contextes peuvent éclairer les efforts déployés pour traiter certains aspects de la crise des Rohingyas [traduction de la conférence] ».

 

Enfin, Katherine G. Southwick précise que le rétablissement et la protection des droits à la nationalité permettront une meilleure prévention. Elle affirme que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1951, qui a largement été ratifiée par les États, devrait contenir cette obligation. La situation au Myanmar et le lien évident entre l’apatride et les atrocités de masse nous obligent à examiner la possibilité, voire la nécessité, de créer de nouvelles règles en lien avec la nationalité afin que les Rohingyas puissent voir leurs droits fondamentaux respectés.

 

III-La lutte contre l’impunité au Myanmar par l’intermédiaire de la CPI

La troisième panéliste, Mme Akila Radhakrishnan, qui travaille au Centre de justice globale, a justement présenté le volet punitif que peut offrir la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, mais aussi le rôle que peut jouer la Cour Pénale Internationale (CPI) dans la répression de ces potentiels crimes internationaux mentionnés au Statut de Rome. Une telle répression est urgente car, en plus des atrocités subies par la communauté Rohingya ces dernières décennies, les militaires de l’armée birmane ont commis et commettent encore aujourd’hui des atrocités sans en assumer les responsabilités. Il est essentiel de mettre fin à cette impunité, notamment face aux violences sexuelles commises par les militaires, à travers un organe tel que la CPI dont le but est justement de lutter contre l’impunité.

Selon Mme Akila Radhakrishnan, un premier espoir a commencé à apparaître au Myanmar : après une décennie de demandes de la part des différents groupes ethniques d’obtenir réparation, la Chambre préliminaire de la CPI a, en 2019, autorisé l’ouverture d’une enquête préliminaire concernant la commission du crime contre l’humanité de déportation au Myanmar. Dans cette décision, la  CPI a déterminé qu’elle avait compétence pour enquêter sur une situation, lorsqu’au moins un élément constitutif d’un crime qui tombe sous sa compétence a été commis sur le territoire d’un État partie à la CPI. Ainsi, même si le Myanmar n’est pas partie à la CPI, la Cour a tout de même autorisé l’ouverture de l’enquête, puisqu’une partie du crime contre l’humanité de déportation, prévu à l’article 7 1) d) du Statut de Rome, à savoir le fait de traverser une frontière, a été commis au Bangladesh, qui lui, est partie à la CPI. Plus de détails concernant la situation sous enquête sont disponibles sur le site de la CPI.  

Dans sa présentation, Mme Radhakrishnan a également parlé de l’affaire Gambie contre Myanmar, qui a été portée par la Cour Internationale de Justice (CIJ) en 2019. En l’espèce, la Gambie, appuyée par les 57 membres de l’Organisation de la Coopération islamique (OCI) a institué un recours contre le Myanmar, alléguant que les crimes commis contre la minorité des Rohingyas constituent une violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime génocide, notamment des articles I, III, IV, V et VI. Pour plus de détails concernant l’affaire et les décisions rendues jusqu’à présent, visiter le site de la CIJ. Voir également à cet effet l’article de Quid Justitiae : Obtenir justice pour le peuple Rohingya : développements récents et synergie de la justice internationale pénale.

Malgré cela, il est encore compliqué de prévenir et punir le génocide des Rohingyas. En janvier 2020, la CPI a demandé au gouvernement du Myanmar d’agir et de prendre des mesures d’urgence pour protéger les Rohingyas, mais cela n’a résulté que sur des actions relativement superficielles de la part du gouvernement selon la panéliste.

IV-Le rôle des autres institutions internationales dans la préservation des droits fondamentaux des Rohingyas et de la stabilité de la région

La dernière panéliste à intervenir, Mme Regina M. Paulose, de la Fondation Common Good, a présenté trois institutions spécifiques : le Conseil de sécurité des Nations Unies, l’Association des Nations de L’Asie du Sud-Est (ASEAN) et l’association asiatique pour la coopération régionale (SAARC). L’objectif était d’examiner leur rôle dans la situation au Myanmar et de pousser notre réflexion sur leurs capacités à proposer des solutions durables pour favoriser la stabilité dans la région.

Selon la pénaliste, le Conseil de Sécurité n’a pas encore osé faire de déclaration audacieuse pour dénoncer le génocide des Rohingyas au Myanmar, laissant présager peu d’espoir sur une potentielle intervention de celui-ci. Malgré le fait que le Conseil de sécurité s'est réuni à l’initiative du Royaume-Uni pour examiner les suites du coup d’État au Myanmar, il n’est toujours pas parvenu à se mettre d’accord sur un texte. Une déclaration est cependant en cours de discussion. Pour plus d’information.

Après avoir parlé du Conseil de sécurité, Mme Paulose a abordé le rôle des organisations régionales et leur position par rapport à la situation au Myanmar. Les deux premières organisations abordées furent l’ASEAN et la SAARC. Le Myanmar étant partie à ces deux organisations, cela augmenterait, selon la panéliste, les chances qu’une solution durable soit obtenue pour les Rohingyas à travers ces forums de négociations, notamment au niveau de L’ASEAN, à condition que les dirigeants politiques soient prêts à aborder cet enjeu de façon plus poussée dans les discussions. Les Rohingyas sont victimes de nombreuses atrocités et font aussi l’objet, entre autres, de trafic d’êtres humains et de trafic de drogues. Ces enjeux qui touchent les Rohingyas affectent également tous les pays membres de l’ASEAN, c’est pourquoi il serait important de les mettre à l’ordre du jour de l’agenda de l’organisation. Une plus grande stabilité au Myanmar voudrait aussi dire une plus grande stabilité dans les autres pays de la région. Les membres de l’organisation auraient donc notamment intérêt à aborder la question des personnes déplacées à l’intérieur du pays, ainsi que la commission de nombreux crimes internationaux dont l’accusation de génocide envers les Rohingyas.

Conclusion : quel avenir pour les Rohingyas ?

À la fin de la conférence, chaque panéliste a émis son souhait concernant l’avenir de la situation des Rohingyas. Elles ont notamment évoqué leur retour volontaire en toute sécurité, de l’espoir pour l’avenir, une intervention de la communauté internationale pour aider à résoudre cette situation, l’égalité et un accès équitable à la citoyenneté, et enfin, le rétablissement de la justice. Il est désormais essentiel d’intégrer les Rohingyas dans le mouvement démocratique birman, et la communauté internationale ne doit pas isoler la question des Rohingyas de celle du retour à la démocratie au Myanmar. Pour cela, elle devra redéfinir sa stratégie afin qu’elle soit plus innovante. Si l’action du Conseil de sécurité reste pour le moment assez discrète, la communauté internationale a le devoir « d'aider à rétablir un régime civil sous l’autorité du gouvernement élu dirigé par le Président Win Myint et la Conseillère d’État, Aung San Suu Kyi ». Le rôle de la communauté internationale dans la résolution de cette crise est donc essentiel selon Mme Schraner Burgener.

Cette conférence a mis en avant la nécessité de reconsidérer et potentiellement remodeler le droit international et les institutions internationales. En ces temps très particuliers, qui comportent leur lot de changements inédits en termes de santé mondiale, d’économie et de structures des pouvoirs géopolitiques, une nécessité de s’adapter et d’évoluer s’est fait ressentir de plus en plus fortement. Il s’agit selon les panélistes d’une occasion de revoir le fonctionnement des structures juridiques, politiques et conceptuelles de notre ordre international, et d’examiner la possibilité, et peut-être la nécessité, de créer de nouvelles normes, de nouveaux outils et de nouveaux paradigmes. Selon elles, il est « plus que jamais, le moment de se réunir en tant que chercheurs et praticiens du droit international et de nous mettre au défi d'imaginer une nouvelle voie à suivre [traduction de la conférence] ».

La prochaine conférence annuelle du Conseil canadien de droit international porte justement sur la thématique de « Remettre le droit international sur les rails ». De plus amples explications sur les façons dont le droit international pourrait, ou aurait évolué, s’y trouveront sûrement. Pour sa part, Osons le DIH a l’opportunité de participer à cette conférence à travers un panel portant sur l’adaptation du droit international humanitaire aux évolutions du 21ème siècle, qu’elles soient sociétales ou liées aux conflits armés.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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