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Combattants d’Azovstal, que dit le droit international humanitaire ?

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22 Mai 2022

Combattants d’Azovstal, que dit le droit international humanitaire ?

Alors que l’étau russe n’a cessé de se resserrer autour de la ville de Marioupol, ville portuaire du sud de l’Ukraine, le dernier bastion qui lui résistait, retranché dans les sous-sols de l’aciérie Azovstal aurait reçu l’ordre de cesser de combattre ce 20 mai, après avoir subi des bombardements intensifs et des attaques terrestres. L’armée russe a rapidement ensuite déclaré en avoir pris le contrôle.

Dans les jours qui ont précédé, un certain nombre de personnes avaient déjà été évacué du site. Certaines d’entre elles étaient des civiles et auraient été évacuées vers la ville de Zaporizhzhia, se situant en territoire ukrainien non contrôlé par l’armée russe. D’autres étaient des combattants, ceux étant les plus gravement blessés, qui auraient été eux évacués vers Novoazovsk et Olenivka, deux villes de la région du Donbass, sous contrôle russe. Le 20 mai, plus de 500 individus se seraient encore trouvés dans les galeries souterraines où ils s’étaient retranchés ; ce serait uniquement des combattants et certains seraient blessés.

L’ensemble de cette situation suscite un grand nombre de questions, qui toutes peuvent s’appréhender du point de vue du droit international humanitaire, le droit applicable dans les conflits armés. Elles peuvent en outre être examinées sous les deux angles qui divisent le droit international humanitaire : la conduite des hostilités, en ce qui concerne les bombardements qu’a subi le site Azovstal, avant l’évacuation des dernières personnes qui s’y trouvaient, et la protection des personnes, en ce qui concerne le statut et le traitement à leur réserver une fois capturées.

 

Comment sont protégés les individus capturés à leur sortie des galeries d’Azovstal ?

 

Quel est leur statut ?

Les personnes évacuées avant le 20 mai peuvent recevoir l’un ou l’autre des statuts prévus par le droit international humanitaire : soit civil, soit prisonnier de guerre. Les membres de l’armée ukrainienne sont des combattants. Lorsqu’ils tombent aux mains de l’ennemi, et ce de quelle que façon que ce soit, ils deviennent des prisonniers de guerre et sont à ce titre protégés par la troisième Convention de Genève de 1949, une Convention de 143 articles qui leur est entièrement consacrée. Toutes les autres personnes, à moins qu’elles n’aient commis un acte de belligérance et qu’il existe donc un doute sur leur statut au moment de leur capture, sont des personnes civiles et sont protégées, elles, par la quatrième Convention de Genève de 1949. À ces protections s’ajoutent pour l’une et l’autre des catégories les protections offertes par le premier Protocole additionnel de 1977 relatif aux conflits armés internationaux.

Selon les éléments qui ont été rapportés en lien avec cette situation, il semble que la grande majorité des individus qui se trouvaient dans le site étaient des membres de l’armée ukrainienne. Ils doivent donc bénéficier du statut de prisonnier de guerre dès leur capture. Le statut de prisonnier de guerre présente des avantages mais aussi des inconvénients et prévoit un certain nombre de garanties spécifiques.

 

Où doivent-ils être internés ?

En ce qui concerne les soldats ukrainiens prisonniers de guerre, la troisième Convention de Genève ne contient pas d’exigence quant à la localisation de l’endroit où ils seront gardés captifs. Cela se comprend assez bien : où que soient capturés les soldats ennemis au cours des affrontements, ils doivent pouvoir être internés sur un territoire contrôlé par la partie au pouvoir de laquelle ils sont tombés. C’est même la garantie qu’ils puissent effectivement recevoir les protections prévues par le droit international humanitaire. La troisième Convention exige cependant certaines modalités relatives à leur privation de liberté : les prisonniers de guerre ne peuvent être internés que sur la terre ferme et sous un climat qui ne soit pas pernicieux et ils doivent être internés dans des lieux qui se situent loin du théâtre des affrontements.

Il en va tout autrement de toute personne civile qui tomberait au pouvoir de l’armée russe. La quatrième Convention de Genève interdit en effet formellement tout transfert, déportation, ou évacuation, individuel ou collectif, vers un autre État que celui dont elles sont ressortissantes. Si des civils se trouvaient parmi les personnes sorties d’Azovstal, ils doivent donc avoir le choix du lieu où ils souhaitent être conduits et en aucun cas ils ne peuvent être déportés en territoire russe ou contrôlé par l’armée russe sans leur consentement.

À cet égard, il semble que le droit international ait été respecté puisqu’il a été rapporté que les civils ont été conduits vers Zaporizhzhia, en territoire ukrainien incontesté, alors que les combattants ont été conduits dans des villes du Donbass contrôlées par les russes ou les pro-russes.

 

Quand doivent-ils être libérés ? Peuvent-ils être « échangés » ?

Au nombre des inconvénients attachés à leur statut, les prisonniers de guerre peuvent être internés jusqu’à la fin des hostilités. Leur capture ayant pour but de les empêcher de combattre il est logique que leur libération n’intervienne qu’à partir du moment où ils ne représentent plus une menace pour la partie au conflit au pouvoir de laquelle ils se trouvent. Les combattants ukrainiens capturés sur le site d’Azovstal, comme tous les autres combattants capturés au cours du conflit, russes comme ukrainiens, pourraient donc se trouver internés pendant plusieurs mois, peut-être des années. Il existe toutefois des mesures spéciales pour les combattants blessés et malades incurables. Ceux-ci ne représentant plus une menace, ils doivent être rapatriés vers leur pays d’origine. S’ils ne bénéficient pas d’une mesure de rapatriement, ils doivent bien entendu être pris en charge et soignés par la partie au pouvoir de laquelle ils se trouvent.

L’échange de prisonniers est également possible, selon l’accord que pourraient prendre les parties au conflit. La troisième Convention de Genève ne prévoit pas de modalités particulières à cet égard. Il s’agit néanmoins d’une pratique courante. Dans tous les cas, le principe de non-refoulement s’applique. Né du droit international des réfugiés en 1951, ce principe s’applique aujourd’hui à toute personne quel que soit son statut. Ainsi, aucun prisonnier ne pourra être rapatrié ou transféré vers quel que pays que ce soit où il pourrait craindre de subir des persécutions. Cela nécessite que les prisonniers de guerre puissent exprimer clairement et sans contrainte leur consentement d’être rapatriés en Ukraine si une telle option devait être celle choisie par les parties au conflit.

 

Quel est le rôle du Comité international de la Croix-Rouge ?

Les individus qui bénéficient du statut de prisonnier guerre ont le droit de recevoir la visite du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)[1]. Il s’agit d’un droit qui leur est dû, pas d’une concession que leur ferait la partie au pouvoir de laquelle ils se trouvent. Autrement dit, les autorités russes doivent laisser le CICR mener ses activités en la matière. En l’occurrence, le CICR procède à l’enregistrement des prisonniers au moment de leur sortie du site d’Azovstal. Les informations disponibles à ce sujet sont peu nombreuses, le CICR œuvrant sur une base confidentielle. Ce qui est toutefois évident, c’est que la troisième Convention de Genève prévoit expressément que « [c]haque prisonnier de guerre sera mis en mesure, dès qu’il aura été fait prisonnier ou, au plus tard, une semaine après son arrivée dans un camp […] d’adresser directement à sa famille, d’une part, et à l’Agence centrale des prisonniers de guerre prévue ». Ainsi il se peut que les autorités russes aient délégué cette tâche au CICR. Par ailleurs, le CICR tient de toute façon habituellement lui-même ses propres registres à l’occasion des visites qu’il entreprend auprès des prisonniers. Cette mesure est notamment destinée à prévenir toute disparition, puisque sur la base des registres qui seront établis, le CICR organisera ensuite des visites régulières à ces prisonniers. Ces visites sont de droit puisque la troisième Convention prévoit que ses délégués « seront autorisés à se rendre dans tous les lieux où se trouvent des prisonniers de guerre ». À l’intérieur de ces lieux, le CICR devra se faire ouvrir toute porte qu’il demanderait à faire ouvrir et il devra pouvoir s’entretenir avec tout prisonnier de son choix et sans témoin, pas même une traductrice qui lui serait imposée par une quelconque autorité. Ces entretiens sans témoin vont lui permettre d’échanger librement avec les prisonniers, de vérifier les conditions dans lesquelles ils sont privés de liberté, qu’ils n’ont pas subi de mauvais traitements et plus généralement que les garanties offertes par la troisième Convention de Genève sont mises en œuvre. Ces entretiens sont également l’occasion de recueillir ou de transmettre des messages Croix-Rouge, c’est-à-dire des messages échangés avec leurs proches.

En coordination avec les Bureaux officiels de renseignements ukrainien et russe –  bureaux chargés de collecter toutes les informations relatives au sort des prisonniers de guerre, dont leurs éventuelles hospitalisations ou décès ainsi que des renseignements relatifs à leur état de santé –  l’Agence Centrale de Recherche, hébergée par le CICR, répertorie les informations qui lui sont transmises et informe les autorités et les familles. Elle peut être contactée par toute personne qui serait sans nouvelle d’un proche en lien avec le conflit en Ukraine, afin d’être informé de son sort.

En tant qu’intermédiaire neutre dans les conflits armés, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) peut également faciliter les opérations de secours à destination des personnes protégées par les Conventions de Genève. Présent en Ukraine depuis 2014, le CICR compte aujourd’hui un très grand nombre de délégués présents sur le territoire. Il a ainsi pu notamment accompagner des convois de personnes civiles à leur sortie du site au début de mois de mai.

On remarquera incidemment que c’est tout l’intérêt du dialogue permanent que le CICR instaure et entretient indistinctement avec toutes les parties au conflit, dès les premières phases de celui-ci, et de sa présence sur tous les territoires contrôlés par l’une ou par l’autre. En y établissant ses bureaux et ses missions et en y envoyant du personnel il se tient prêt à participer immédiatement à toute activité qui est de son ressort, en coordination avec les acteurs locaux. On notera enfin que les informations accessibles à ce sujet permettent de penser que les deux parties au conflit respectent leurs obligations aux termes du droit international humanitaire dans ce domaine.

 

Peuvent-ils être jugés par des juridictions russes ?

Au nombre des avantages du statut de prisonniers de guerre, ceux-ci ne peuvent pas être jugés pour le simple fait d’avoir participé aux combats. En signant la troisième Convention de Genève, tous les États du monde se sont reconnus entre eux le droit pour leurs forces armées régulières de combattre dans les conflits armés. La contrepartie logique en est que les membres de ces forces armées ne seront pas poursuivis pour ce seul fait s’ils sont capturés. Comme tout individu en revanche, ils peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires. Ainsi, ceux d’entre eux qui seraient soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre pourraient faire l’objet d’un procès et toutes les garanties judiciaires du procès équitable doivent leur être accordées. Ceci appelle au moins une remarque : il a été rapporté que les autorités russes considéraient certains d’entre eux comme étant des « criminels nazis » et qu’elles les jugeraient à ce titre. Cela serait en contradiction avec les règles applicables en matière de poursuites judiciaires. Celles-ci ne pourraient pas porter sur les idées qu’ils défendraient prétendument mais devraient être fondées sur les actes qu’ils seraient soupçonnés d’avoir commis. Bien évidemment, les propos selon lesquels ces prisonniers ne « mériteraient pas de vivre » sont parfaitement contraire au droit international : qu’ils laissent supposer que ces prisonniers pourraient être exécutés ou être condamnés à mort, dans les deux cela s’inscrit en contradiction avec le droit international en vigueur.

 

L’armée russe pouvait-elle bombarder le site métallurgique dans le sous-sol duquel s’était retranché un grand nombre de combattants ukrainiens, mais qui abritait également des civils ?

 

Le droit international humanitaire prescrit que seuls les objectifs militaires peuvent faire l’objet d’attaque. Il s’agit de la mise en œuvre de la règle relative à la distinction, règle cardinale de la conduite des hostilités en droit international humanitaire. Un objectif militaire est un bien qui en raison de sa nature, de son emplacement, de sa destination ou de son utilisation contribue à l’action militaire d’une partie au conflit et dont la destruction, totale ou partielle, la capture ou la neutralisation présenterait un avantage militaire précis pour l’autre. Par nature, les biens de caractère civils ne sont pas des objectifs militaires puisqu’ils ne contribuent pas à l’action militaire. Ils peuvent toutefois le devenir en raison par exemple de leur utilisation. C’est le cas pour le site d’Azovstal.

Une usine de production de fer et d’acier est un bien de caractère civil. À ce titre, il ne devrait jamais faire l’objet d’attaque. Toutefois, en s’y retranchant, les combattants ukrainiens lui ont fait perdre sa protection en tant que bien de caractère civil. En effet, par nature les combattants peuvent faire l’objet d’attaques. Ces attaques peuvent se matérialiser par des attaques terrestres au cours d’affrontements armés par exemple, ou par des attaques aériennes qui consisteraient à bombarder les lieux de vie des combattants lorsqu’ils ne sont pas engagés au combat. Ainsi, bombarder une caserne est parfaitement licite et n’appelle pas de question particulière sous l’angle de la règle relative à la distinction. Si la question se pose pour l’usine d’Azovstal c’est en raison de la nature du lieu qui correspond à la définition du bien de caractère civil. Cependant, en raison de son utilisation il est devenu un objectif militaire en ce qu’il apporte bien une contribution à l’action militaire de l’Ukraine, en abritant ses combattants, et sa destruction apporte bien en l’occurrence un avantage militaire direct à l’armée russe, qui en l’attaquant affaiblit le potentiel militaire de l’Ukraine qui se trouve à l’intérieur.

Ainsi, au titre de la distinction dans l’attaque, le bombardement du site métallurgique est apparemment licite. Il faut toutefois ajouter que le droit international humanitaire interdit de surcroît de bombarder des biens, qui même lorsqu’ils abritent un objectif militaire, sont susceptibles de libérer une force dangereuse ou de causer des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel, s’ils étaient attaqués. En l’occurrence, il a été rapporté que le site qui a fait l’objet des bombardements est une « installation technique qui retient des dizaines de milliers de tonnes de solution concentrée de sulfure d'hydrogène, […] [d]es produits chimiques dangereux [qui] pourraient affecter l'écosystème de la mer Noire ». De ce fait, si le choix est tout de même fait de bombarder le site en raison de la présence de combattants ukrainiens en son sein, des précautions spécifiques auraient dû être prises, dont on peut douter en l’occurrence que ce fut effectivement le cas.

De plus, à supposer que cela ait été le cas et que la règle relative à la distinction ait été respectée, la question de savoir si les bombardements opérés par l’armée russe étaient pour autant conformes au droit international humanitaire reste ouverte, en raison de l’intensité des bombardements et de la nature des munitions employées pour ce faire. Ces éléments font en effet appel à trois autres règles de la conduite des hostilités en droit international humanitaire : les règles relatives à la proportionnalité et aux mesures de précautions dans l’attaque et les règles relatives à l’interdiction de certaines armes. À ces hypothèses s’applique le même raisonnement que celui mené dans des cas similaires au cours du conflit et éclairés par l’équipe d’Osons le DIH ! dans ses notes de blogues publiées depuis le 24 février.

 


[1] Les civils internés bénéficient également de ce droit, mais cette note se concentrant sur les prisonniers de guerre, celui-ci ne sera pas évoqué dans ces lignes.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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