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#7 Le droit applicable aux affrontements en cours en Ukraine, un éclairage d’Osons le DIH !

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12 Avril 2022

Introduction :

 

L’équipe d’Osons le DIH ! vous propose son septième éclairage des affrontements en cours en Ukraine au regard du droit international humanitaire. L’équipe continue sa veille au travers les médias (médias traditionnels comme médias sociaux), les rapports, et les analyses accessibles à tous et toutes, et continue de s’efforcer d’apporter sa contribution à la diffusion du droit international humanitaire en mettant en lumière la manière dont ce droit appréhende tous les comportements qui peuvent être constatés dans les conflits armés. S’inscrivant dans l’actualité, ce billet revient sur les thématiques suivantes :

 

 

Les précédents billets sont disponibles ici : billet 1 (27 février 2022) ; billet 2 (4 mars 2022) ; billet 3 (8 mars 2022) ; billet 4 (15 mars 2022) ; billet 5 (24 mars 2022) ; billet 6 (1er avril 2022).

 

Les mines antipersonnel

Le 28 mars 2022 Human Right Watch et plusieurs médias internationaux ont documenté l’utilisation de mines terrestres antipersonnel par les forces russes en Ukraine. Ces mines auraient été utilisées dans les régions de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, et auraient été découvertes par des démineurs ukrainiens. L’utilisation de ces mines avait déjà été relayée quelques semaines plus tôt, notamment dans la région de Tchernihiv, au nord de Kyiv, où trois adultes et trois enfants ont été tués et blessés par l’explosion d’une mine antipersonnel. De plus, des journaux internationaux ont communiqué le 4 avril 2022 des témoignages indiquant que des soldats russes auraient « installé [des mines] devant les portails des habitations ». L’utilisation de mines anti-véhicules a également été rapportée par des vidéos circulant sur Twitter où l'on aperçoit des voitures esquiver des mines déposées en ligne au milieu d’une route principale dans la région de Kyiv.

Pour qu’une arme soit licite en droit international humanitaire, elle doit respecter la règle fondamentale de la distinction entre les civils et les combattants. Elle ne doit pas causer de souffrances inutiles et ne doit pas avoir des effets indiscriminés. Ces règles sont énoncées dans le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949 et ont acquis un caractère coutumier. Certaines armes, en raison des effets qu’elles produisent font en outre l’objet de traités spécifiques. C’est le cas des mines antipersonnel. Celles-ci sont définies par l’article 2 de la Convention d’Ottawa de 1997 relative à l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et à leur destruction, comme étant des mines conçues pour « exploser du fait de la présence, de la proximité ou du contact d’une personne et destinée à mettre hors de combat, blesser ou tuer une ou plusieurs personnes ». Ainsi, l’utilisation, le stockage, la production et/ou le transfert de mines antipersonnel sont interdits par la Convention d’Ottawa. Cette Convention ne fait toutefois que venir renforcer le Protocole II à la Convention sur certaines armes classiques (CAC), de 1980, Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs qui à ses articles 3, 4 et 6 détaille les restrictions relatives à ces armes. L’interdiction dont elles font l’objet est par ailleurs réitérée à la règle 81 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier. Au-delà de leur interdiction, les textes internationaux exigent des États parties qui ne respecteraient pas cette interdiction, d’enregistrer leur emplacement dans la mesure du possible (article 5(2) de la Convention d’Ottawa de 1997, article 9 du Protocole II de 1996 et règle 82 de l’Étude du CICR).

L’Ukraine est devenue partie à la Convention d’Ottawa le 1er juin 2006, justifiant ainsi le fait que le pays ne possède pas ce type d’arme. La Russie en revanche n’a jamais ratifié cette Convention et ne se voit donc pas imposer l’interdiction de ne pas utiliser ces mines au titre de cette Convention. Toutefois, la Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques de 1980 comme son Protocole II ont été ratifiés par la Russie. Or, ce dernier impose une obligation pour les États Parties d’équiper les mines antipersonnel d’un système d’auto neutralisation à son article 5.

D’après les informations collectées par Human Right Watch, les mines employées par la Russie seraient composées de capteurs sismiques qui, une fois dans le sol, sont capables de détecter l’approche d’une personne à moins de 12 mètres, dans le but de faire exploser la mine. Au moment de la détonation, ces mines relâchent des fragments métalliques pouvant se disperser sur un rayon de 16 mètres en blessant ou en tuant toutes personnes se trouvant dans ce rayon. Il est donc évident que l’utilisation de ces mines antipersonnel ne permet pas la distinction entre les civils et les combattants, que les projectiles de ces mines visent toutes personnes sans discrimination et sont de nature à causer des souffrances inutiles. Compte tenu de leurs emplacements et de leurs utilisations, il en résulte que l’utilisation de ces mines enfreint la règle relative à la distinction ainsi que les règles spécifiques attachées à ce type d’armes.

 

La déportation d’habitants de la région du Donbass vers la Russie 

Le 24 mars dernier, les autorités ukrainiennes ont déclaré qu’environ 15 000 civils de Marioupol, actuellement assiégée par Moscou, ont été forcés de quitter le pays vers la Russie à bord de bus. Selon les informations recueillies par le maire de la ville portuaire et le ministère des Affaires étrangères de l’Ukraine, les forces russes auraient confisqué leur passeport ainsi que leurs documents d’identité et auraient dirigé 6000 personnes de Marioupol vers des « camps de filtration » en Russie pour faire pression sur Kyiv. Le mardi 5 avril, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, le président Volodymyr Zelensky a également accusé la Russie de déporter des dizaines de milliers d’Ukrainiens. Des témoignages sur les médias sociaux ont rapporté les mêmes faits. Face aux dénonciations faites par l’Ukraine, la Russie a répondu qu’il s’agit plutôt de « simples évacuations ».

Le droit international humanitaire interdit la déportation ou le transfert forcé de la totalité ou d’une partie de la population civile, quel qu’en soit le motif, sauf si la sécurité des civils ou des impératifs militaires l’exigent. L’interdiction de la déportation ou du transfert de civils est inscrite dans la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre à son article 49 et remonte au Code Lieber qui prévoyait déjà que « les citoyens privés ne sont plus […] emmenés au loin ». Cette règle constitue en outre une règle de droit international humanitaire coutumier (règle 129 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier). Enfin, la déportation ou le transfert de la population civile d’un territoire occupé constitue une infraction grave à la Quatrième Convention de Genève (article 147) et au Protocole additionnel I (article 85), sauf en cas d’exceptions mentionnés plus haut.

La déportation est utilisée pour décrire le transfert forcé de personnes civiles à l’extérieur du territoire où elles résident, vers le territoire de la puissance ennemie ou tout autre territoire, occupé ou non. Au regard des événements survenus depuis le 24 mars, il est conforme en droit d’utiliser l’expression « déportation » d’ukrainiens vers la Russie puisqu’il s’agit de déplacement forcé de civils hors du territoire ukrainien. Bien que l’article 49 se trouve dans la section relative aux territoires occupés de la Quatrième Convention de Genève, il s’applique à toutes les personnes protégées définies à l’article 4 de la Quatrième Convention de Genève, même si le territoire n'est pas considéré comme occupé conformément à l’article 42 du Règlement de La Haye (pour plus de détails sur la qualification d’occupation et l’application du droit international humanitaire, voir le billet de blogue #1).

La Russie ne peut procéder à des déplacements de population que dans les cas où la sécurité des personnes civiles ou des raisons militaires impératives, telles que l’évacuation d’une zone de combat, l’exigent conformément à l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève. Les évacuations, contrairement aux déportations ou aux transferts forcés, sont des mesures temporaires qui doivent se faire en respectant l’intérêt des populations civiles. En effet, celles-ci ne doivent pas être installées dans une région exposée aux dangers du conflit armé et doivent être ramenées dans leurs foyers aussitôt que les hostilités de leur secteur auront pris fin. La Fédération de Russie pourrait donc prioriser les déplacements de civils qui se dirigent vers d’autres villes sur le territoire de l’Ukraine et est tenue de déclarer toute évacuation qu’elle entendrait mener. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que les circonstances dans lesquelles des Ukrainiens seraient contraints à intégrer des « camps de filtration » et/ou seraient déportés vers la Russie est contraire à l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève. Les déplacements forcés et les évacuations de population ne peuvent pas être une stratégie de combat.

 

La sécurité du matériel et du personnel du CICR :

Le 30 mars 2022, une responsable ukrainienne a annoncé qu’un entrepôt du CICR avait été la cible de bombardements russes à Marioupol. D’après la chargée des droits humains auprès du Parlement ukrainien, Mme Lioudmyla Denissova, ces bombardements auraient délibérément étaient effectués par l’armée russe. En effet, les images partagées par le compte Twitter de l’Euromaidan Press montrent que le bâtiment aurait été distinctement marqué d’une croix rouge sur fond blanc, signifiant par-là la présence de matériel humanitaire et/ou de blessés. Bien que le bâtiment fût à ce moment-là vide, tout le matériel et l’organisation ayant récemment été évacués pour des raisons sécuritaires.

D’une part, la règle fondamentale imposant de faire la distinction en tout temps entre les combattants et les non combattants s’applique au personnel humanitaire (voir aux articles 48 et 51, paragraphe 2 du Protocole additionnel I). D'autre part, les biens de caractère civil bénéficient d’une protection générale lors des conflits armés, conformément à l’obligation pour les belligérants d’établir une distinction lors de leurs attaques entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires (article 52 du Protocole additionnel I). Il ne fait ainsi aucun doute que tout matériel arborant une croix rouge constitue par nature un bien civil ne devant pas faire l’objet d’une attaque (voir le billet #1 pour une analyse exhaustive des règles relatives à la conduite des hostilités). Cette immunité se voit renforcée par une protection spécifique qui leur est accordée par l’utilisation même de l’emblème de la croix rouge et du croissant rouge (voir, par exemple, l’article 44 de la Première Convention de Genève). En effet, le « signe de la convention » permet de protéger les personnes, moyens de transport et unités sanitaires qui les portent mais aussi tout le matériel se rattachant au Service sanitaire (voir, par exemple, l’article 39 de la Première Convention de Genève).  

En l’espèce, l’image relayée par le compte Twitter ne laisse pas non plus de doute quant au caractère civil de l’entrepôt, et de son lien supposé avec le CICR. De plus, l’emblème visible sur le bâtiment indique que des victimes et/ou du personnel auraient pu se trouver à l’intérieur.

La commission de viols

De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer des viols qui auraient été commis par les soldats russes contre la population civile ukrainienne, à l’encontre d’adultes et même d’enfants. Les services de renseignement ukrainiens et des organisations pour la protection des droits humains font état de témoignages, fournis par des victimes sur place, ou des observateurs, qui confirment cette pratique du viol par certains soldats russes. D’après un rapport de l’organisation Human Rights Watch, des viols répétés sous la contrainte d’une arme et accompagnés de blessures, sont infligés à des femmes par des soldats russes. Les corps de trois femmes nues, ayant été violées ont même été retrouvés, gisant sur un chemin, et partiellement calcinés. Ces témoignages de viols sont aussi rapportés par des membres de l’armée russe, qui ne les cautionnent pas.

Comme il a été rappelé dans les billets précédents, le droit international humanitaire a vocation à limiter les conséquences de la guerre en protégeant les civils ne prenant pas, ou plus, part aux hostilités. L’article 27(2) de la quatrième Convention de Genève prévoit spécifiquement que « les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur ». Cet article doit être compris comme une prohibition directe du viol en temps de guerre. Cette prohibition se retrouve également dans le Protocole additionnel I, notamment à l’article 75,(2),(b) qui énonce une garantie fondamentale contre « les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, la prostitution forcée et toute forme d’attentat à la pudeur »  et, à l’article 76(1) du Protocole additionnel I de 1977, portant la règle particulière voulant que, « les femmes doivent faire l’objet d’un respect particulier et seront protégées, notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout autre forme d’attentat à la pudeur » durant un conflit armé international. En outre, la règle 93 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier, précise que « le viol et les autres formes de violence sexuelle [...] sont interdits ». Cette protection contre le viol en temps de guerre est aussi valable pour les hommes et les enfants et pas seulement pour les femmes. En effet, nous pouvons lire que « la pratique a spécifié que l’interdiction de la violence sexuelle était non discriminatoire, c’est-à-dire que les hommes comme les femmes, de même que les adultes comme les enfants, sont également protégés par l’interdiction ». C’est également en ce sens que le viol est érigé en crime de guerre dans le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale (voir les éléments des crimes se rapportant à l’article 8). Cette pratique interdite en tout temps fait donc l’objet d’une interdiction absolue en temps de conflit armé et tous ceux qui se seraient livrés à de tels actes devront être poursuivis et punis.

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Depuis la dernière note de blogue, un certain nombre de sujets a suscité l’intérêt des médias. Sur la base du travail opéré par Osons le DIH !, Julia Grignon a donc eu l’occasion de contribuer à éclairer et à développer les questions suivantes (sélection) :


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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