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La Cour pénale internationale et Kenyatta : le triomphe de l’accusé ou l’échec du Procureur ?

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Marion Chahuneau

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19 Décembre 2014

 

Avec la collaboration de Chroniques Internationales Collaboratives

Peu nombreux seront ceux qui affirmeront avoir été pris par surprise par les récents développements dans l’affaire Kenyatta. En effet, dans deux décisions rendues le 3 décembre dernier, la Chambre de première instance de la Cour pénale internationale avait, d’une part, rejeté la dernière demande du Procureur Bensouda visant à repousser le début du procès et, d’autre part, refusé de référer à l’Assemblée des États parties la non-coopération du Kenya.

Depuis des mois, le Procureur affirmait en effet ne pas disposer de suffisamment d’éléments de preuve afin de prouver au-delà de tout doute raisonnable la culpabilité de l’accusé, et elle attribuait cette faille au gouvernement du Kenya, qui refusait de coopérer et bloquait ainsi ses efforts d’enquête. La dernière requête du Procureur visait en substance à l’ajournement à titre indéfini de la procédure, jusqu’à ce que le gouvernement kényan s’acquitte de ses obligations en matière de coopération. Le 3 décembre dernier, les juges ont estimé qu’en l’absence de perspective concrète que le Procureur parviendrait à obtenir les éléments nécessaires au début du procès, il était justifié de ne pas accorder de délai supplémentaire : après presque cinq ans d’enquête, le Procureur ne disposait plus que d’une semaine pour retirer les charges contre l’accusé ou annoncer qu’elle disposait des éléments de preuve suffisants pour permettre l’ouverture du procès. La marge de manœuvre du Procureur ne portait alors plus que sur la date à laquelle elle rendrait publique sa décision : elle a évidemment choisi de le faire avant que ne s’ouvre l’Assemblée des États parties[1].

La décision de la Chambre de première instance peut surprendre de prime abord : pourquoi faire peser sur le Procureur la responsabilité d’une procédure bloquée par l’accusé ? C’est pourtant à juste titre que les juges ont souligné que la responsabilité d’enquêter revient en premier lieu au Procureur. Ils ne sauraient permettre que le droit de l’accusé à être jugé sans retard excessif soit violé sous le prétexte que l’Accusation n’est pas prête. Certes, l’incapacité du Procureur de bâtir un dossier solide – des témoins sont décédés, d’autres se sont rétractés, le gouvernement a refusé de communiquer certains documents, etc. – résulte en partie de la non-coopération du Kenya. Cependant, le manque de coopération d’un État ne peut pas, en soi, justifier de prolonger la procédure ad vitam aeternam. Affirmer un tel principe aurait pu avoir des conséquences fort dommageables pour les droits de l’accusé.

Mais quid de la responsabilité de l’accusé dans la non-coopération ? Il faudrait être bien naïf pour penser que la qualité de chef d’État de l’accusé est étrangère à la position du Kenya. Toutefois, la Chambre estime que l’interférence de l’accusé dans l’enquête du Procureur n’est pas prouvée. Il s’agit certes d’un secret de polichinelle, mais les juges ne sauraient accepter prima facie les allégations d’interférence du Procureur comme des faits et, partant, systématiquement accueillir ses requêtes en ajournement. La Chambre de première instance rappelle donc au Procureur que si elle constate que l’accusé procède à des intimidations de témoins ou à tout autre fait visant à nuire à l’enquête de l’Accusation, il lui appartient d’engager des poursuites pour des atteintes à l’administration de la justice : « to the extent that deliberate interference with the collection of evidence, contrary to the Statute, is alleged, the onus is on the Prosecution to substantiate this allegation and, as appropriate, to bring proceedings pursuant to Article 70 of the Statute » (para. 86). Après tout, comme le rappellent les juges, il est de la responsabilité de l’Accusation de s’assurer que son dossier soit prêt pour le début du procès. Cela comprend le devoir de vérifier la crédibilité des éléments en sa possession (para. 88) et, si elle rencontre des difficultés ou si elle découvre que les témoins qu’elle prévoyait appeler à la barre sont menacés, de prendre les mesures appropriées, c'est-à-dire de référer à la Cour ces faits en vertu de l’article 70 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et de la règle 165(1) du Règlement de procédure et de preuve.

Sans enlever aux défis auxquels le Procureur a dû faire face dans ce dossier, la Chambre  ne pouvait suivre aucun autre raisonnement quant à la responsabilité primaire du Procureur en matière d’enquête : cela aurait été un précédent préjudiciable s’il se trouvait appliqué à d’autres accusés, qui auraient pu voir leur procès repoussé à plusieurs reprises sans autre raison que le manque de préparation de l’Accusation. Les juges reconnaissent bien la spécificité de l’enquête en question, vu la qualité de l’accusé et les conséquences du mandat de ce dernier sur les actes d’enquête possibles (para. 94). Mais si la Chambre estime que la non-coopération du Kenya a effectivement atteint le seuil requis pour en référer à l’Assemblée des États parties (para. 78), elle rappelle que « while cooperation by State Parties is crucial for the functioning of this Court, the primary responsability for investigation lies with the Prosecution » (para. 85). Or, le Bureau du Procureur n’a pas fait preuve de précision ou de diligence dans ses demandes de coopération adressées au Kenya : déjà en mars 2014, « the Chamber had noted serious concerns regarding the timeliness and thoroughness of Prosecution investigations in this case » (para. 86).

En réalité, les enquêtes menées par le Bureau du Procureur, en particulier sous le mandat de Luis Moreno-Ocampo, ont souvent été marquées de lacunes, y compris dans des affaires où l’accusé n’avait pas le soutien du gouvernement de l’État concerné[2]. L’affaire Kenyatta est évidemment particulière dans la mesure où l’accusé a effectivement le pouvoir nécessaire pour bloquer les enquêtes du Procureur. Il revient toutefois au Procureur, dans cette affaire comme dans les autres, de s’assurer qu’elle dispose d’un dossier solide avant de déposer des accusations. On ne saurait par ailleurs accuser les membres du Bureau du Procureur d’être naïfs : par nature, cette affaire allait poser d’importantes difficultés et, dès l’élection de l’accusé à la Présidence du Kenya le 30 mars 2013, il revenait à l’Accusation d’adapter sa pratique en matière d’enquête. Plusieurs auteurs rejoignent ainsi la Chambre de première instance et estiment qu’il revenait au Procurer d’anticiper les difficultés posées par cette affaire et, encore davantage que dans les autres affaires, de construire dès le départ un dossier qui aurait pu résister aux tentatives de blocage de la part de l’accusé.

À ce titre, il est nécessaire de rappeler que la Cour estime qu’« idéalement, il serait préférable que l’enquête soit terminée avant l’audience de confirmation des charges » (para. 54). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une obligation ferme, il n’en reste pas moins que le fait de procéder à la confirmation des charges implique un degré important d’avancement de l’enquête. Pourtant, en mars dernier, la Chambre de première instance était forcée de constater qu’une requête en communication d’éléments de preuve aussi vague que celle du Procureur « might be justified in the context of preliminary investigations » (para. 83), alors même que les charges avaient été confirmées plus de deux ans auparavant. Même si le choix de recourir à la confirmation des charges aussi vite que possible, puis de continuer à construire un dossier d’accusation est compréhensible, il n’en reste pas moins que cette technique a connu un succès tout relatif devant la Cour : l’ajournement de l’affaire Kenyatta est certes déplorable mais il ne s’agit pas de la première remontrance des juges au sujet de la tenue des enquêtes par le Procureur[3].

Malgré tout,  le retrait des charges ne signifie pas la fin définitive de l’affaire Kenyatta devant la CPI. Autant le Procureur que la Chambre de première instance estiment que le retrait des charges n’active pas le principe ne bis in idem : « a refusal to grant a further adjournment in this case does not prejudice the right of the Prosecution to bring new charges against the accused at a later date, based on the same or similar factual circumstances, should it obtain sufficient evidence to support such a course of action » (para. 56).

La possibilité, même ténue, qu’Uhuru Kenyatta fasse un jour l’objet de nouvelles poursuites, est une maigre consolation pour les victimes et les tenants de la justice, mais elle contrarie les souhaits de la Défense qui avait demandé un acquittement, ce qui a été rejeté. En effet, l’acquittement intervient après que les juges aient examiné les éléments à charge et à décharge et qu’ils estiment que la culpabilité n’est pas prouvée au-delà de tout doute raisonnable. En l’occurrence, aucune analyse du fond n’a eu lieu : les charges sont donc aujourd’hui retirées, mais pourraient revoir le jour, notamment lorsque Kenyatta ne sera plus chef d’État. Malgré la satisfaction que peut procurer la perspective que la justice finisse par rattraper ceux qui s’y sont opposés dans un premier temps, la possibilité de renouveler des charges pose toutefois des difficultés lorsqu’on l’apprécie plus globalement. Outre l’épée de Damoclès qu’elle place au-dessus des têtes des accusés dont les charges ont été retirées, cette liberté du Procureur d’enquêter, de demander la confirmation des charges, puis, dans le cas où elle ne parvient pas à s’assurer les éléments nécessaires à l’ouverture du procès, de retirer les charges pour mieux rouvrir l’affaire plus tard semble aller à l’encontre du souhait des juges de rappeler à l’ordre l’Accusation dans l’exercice de son pouvoir d’enquête. En effet, le caractère non définitif du retrait des charges contre Kenyatta – bien que justifié – ne reflète pas la sévérité de l’avertissement que le Procureur a reçu quant à la conduite de ses enquêtes dans plusieurs affaires. Certains auront noté que les raisons données par Fatou Bensouda pour justifier le manque de preuve ne semblent pas tenir pleinement compte des manquements du Bureau du Procureur en la matière, d’autant plus que les experts « agree that the OTP has to shoulder much of the blame for the collapse of the Kenyatta case ».

Ce retrait des charges ouvertes contre le Président Kenyatta est donc autant un triomphe de sa stratégie visant à miner la crédibilité de la Cour qu’il est un nouvel échec des méthodes d’enquête du Procureur. Toutefois, en refusant d’ajourner la procédure, la Chambre a appliqué avec mesure le droit et a veillé à ne pas adopter de posture de nature à violer les droits de l’accusé, en rappelant l’Accusation à ses responsabilités. Modeste réconfort peut-être, mais cette décision est également, dans une certaine mesure, une victoire des juges.

 

[1] Cette décision de retirer les charges est indépendante de la requête visant à référer la non-coopération du gouvernement du Kenya à l’Assemblée des États parties. Sur ce point, le Bureau du Procureur a demandé l’autorisation d’interjeter appel.

[2] Il faut noter que cette décision est intervenue à seulement quelques jours du jugement en appel dans l’affaire Lubanga, pour lequel la Juge Usacka a formulé une conclusion similaire sur les pratiques du Bureau du Procureur en termes d’enquête dans son opinion dissidente (para. 79). 

[3] Le Bureau du Procureur a d’ailleurs adopté une nouvelle stratégie d’enquête, espérant rompre avec la pratique développée par Luis Moreno-Ocampo et les critiques qui en avaient résulté : ICC, OTP, Strategic plan – June 2012 – 2015, 11 Octobre 2013. 

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