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La proposition de loi sur la sécurité globale en France et le respect des droits humains : analyse du rapport du Conseil des droits de l'Homme

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13 January 2021

            Le 20 octobre 2020, en France, des députés appartenant au groupe majoritaire La République en Marche, ont soumis au parlement français une proposition de loi relative à la sécurité globale (proposition de loi). Cette proposition de loi a été à l’origine de débats et de contestations intenses dans les médias, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les rues où des manifestations importantes - et parfois même violentes - ont eu lieu malgré la période de confinement liée à la crise du Covid19. Si son objectif est d’« offrir aux françaises et aux français une « sécurité globale » » (préambule), de nombreux acteurs craignent que cette loi serve à justifier des dérives autoritaires, qui porteraient atteinte à certains droits et libertés fondamentales des français-es. C’est dans le cadre de ces craintes que le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a émis un rapport public à l’attention du gouvernement français, à travers lequel différents rapporteurs spéciaux ont donné une analyse des droits et libertés garantis sur le plan international, qui risqueraient d’être touchés par cette proposition de loi.

Hors de toute visée politique, ce billet s’inscrit dans le cadre du droit international des droits humains (DIDH), un régime juridique qui ne porte aucune autre bannière que celle des droits et libertés inhérentes à chaque être humain, et dont l’objectif est que les État respectent, protègent, et mettent en œuvre ces droits. L’objectif de ce billet est ainsi de procéder à une analyse des droits et libertés qui pourraient être mis-e-s en danger par cette proposition de loi, via le prisme du droit international, en se basant sur ce rapport du Conseil des droits de l’Homme mis en lien avec différents instruments de DIDH.

Le Conseil des droits de l’Homme, c’est quoi?

Le Conseil des droits de l’Homme est un organe des Nations Unies qui a été créé par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 15 mars 2006 à travers la Résolution 60/251, dans le but de remplacer la Commission des droits de l’Homme. Ce Conseil est composé de 47 États, élus pour des mandats de trois ans. La France y a d’ailleurs obtenu son siège pour un mandat couvrant 2021 à 2023, un mois à peine avant la publication de ce rapport.

Son mandat est notamment de promouvoir les droits humains (para 2), d’examiner ses potentielles violations et de formuler des recommandations dans cette optique (para 3). Au contraire des organes de traités qui peuvent en partie assumer ce rôle, le Conseil n’est pas un organe judiciaire ou quasi-judiciaire, dans le sens où il ne rend pas d’arrêts ou de décisions susceptibles de pointer du doigt les éventuelles violations des droits humains commises par des États. Cependant, le Conseil des droits de l’Homme a la possibilité de conseiller et de guider les États dans leur mise en œuvre des droits humains, à travers l’adoption de résolutions, dont certaines peuvent mettre en place des rapporteurs spéciaux chargés de travailler sur des thématiques spécifiques. Ce sont trois de ces rapporteurs spéciaux qui ont rédigé le rapport à l’attention du gouvernement français :

  • La Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (Résolution 40/16).
  • La Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression (Résolution 43/4).
  • Le Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association (Résolution 41/12).

Le contenu du rapport

            Les droits et libertés garantis par le droit international principalement concerné-e-s par cette proposition de loi sont au nombre de trois selon ce rapport : le droit à la vie privée, garanti par l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH), l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ; le droit à la liberté d’expression et d’opinion, garanti par l’article 19 de la DUDH, l’article 19 du PIDCP, et l’article 8 de la CEDH ; et enfin le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique, garanti par l’article 20 de la DUDH, l’article 21 du PIDCP, et l’article 11 de la CEDH. Ainsi, le Conseil des droits de l’Homme fait non seulement référence à la DUDH et au PIDCP, textes mis en place et surveillés par les Nations Unies, mais aussi à la CEDH, qui n’est pourtant pas un instrument onusien. La mention de cette dernière peut aussi être vu comme une façon indirecte de rappeler que la France, en tant qu’État partie à la CEDH, pourrait se voir condamner par la Cour européenne des droits de l’Homme si un individu venait à saisir la juridiction européenne pour une violation de ces droits et libertés – sous réserve d’avoir épuisé au préalable toutes les voies de recours internes.

Les atteintes au droit au respect de la vie privée, au droit à la liberté d’expression, et au droit de réunion pacifique :

            1)Drones, collecte de données et vie privée :

Le droit au respect à la vie privée tel que prévu par l’article 17 du PIDCP prévoit que : «[n]ul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes illégales à son honneur et à sa réputation ». Comme le montre l’alinéa 2 de cet article, les États ont des obligations positives, c’est-à-dire qu’ils doivent adopter des lois protégeant leurs citoyen-ne-s face à de telles atteintes. Cependant, il s’agit aussi d’une obligation d’abstention, dans le sens où les États doivent non seulement protéger leurs citoyen-ne-s d’atteintes émanant d’acteurs privés, mais également s’abstenir de porter atteinte eux-mêmes à ce droit, que ce soit à travers le comportement de l’exécutif ou à travers des lois.

Or, comme le soulève le rapport, l’utilisation de drones munis de caméras, couplée à des logiciels de reconnaissance faciale, et dont les données pourraient être stockées, constitue une atteinte au droit à la vie privée des citoyen-ne-s qui seraient ainsi filmé-e-s.

En plus de l’atteinte à la vie privée, ces drones portent également atteinte à la liberté d’association et de réunion pacifique prévue à l’article 21 du PIDCP. En effet, en raison du mécanisme de reconnaissance faciale qui n’est pas suffisamment développé et encadré, un tel procédé risquerait de confondre les éléments violents d’une manifestation avec les éléments pacifiques qui ne font qu’exercer leur droit sans enfreindre la loi. Ces derniers, afin de ne pas risquer de se voir injustement assimilés aux auteurs de potentielles infractions, pourraient ainsi renoncer à exercer leur droit de réunion pacifique. C’est ici le caractère dissuasif des drones équipés de caméras vis-à-vis du droit de réunion pacifique qui est pointé du doigt par le Conseil de des droits de l’Homme.

2)Diffusion d’images, liberté d’expression, et droit de réunion pacifique

Il s’agit d’une des mesures de la proposition de loi « sécurité globale » ayant fait le plus polémique au sein de l’espace médiatique et politique français : son article 24, qui pénalise la diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’images de forces de l’ordre dans le but de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique. Comme le rappelle le rapport du Conseil des droits de l’Homme, les forces de l’ordre, en tant que citoyen-ne-s, doivent aussi voir leur droit à la vie privée protégé, et c’est dans ce sens que semble avoir été prise cette mesure. L’objectif du gouvernement était également de protéger la vie des policiers, en cherchant à limiter les risques de vengeance ou la diffusion d’informations privées qui permettraient de les retracer, et servir les intérêts d’individus malveillants.

Cependant, les termes de l’article 24 de la proposition de loi sont considérés par le Conseil des droits de l’Homme comme trop larges, trop englobants. De ce fait, cet article ne sert pas seulement son objectif initial – protéger le droit à la vie et le droit à la vie privée des forces de l’ordre, mais également un objectif qui rentrerait en contradiction avec les dispositions du PIDCP : décourager les dénonciations de violences éventuelles commises par les forces de l’ordre durant les manifestations. En effet, l’article 24 condamne la diffusion de ces images à condition qu’elle soit commise « dans le but qu’il soit porté atteinte à [leur] intégrité physique ou psychique ». Or, cet élément ne peut pas être analysé de manière objective, comme le relèvent certain-e-s avocat-e-s français-es, et les premières personnes chargées d’établir si une intention malveillante se trouverait derrière la diffusion d’images de forces de l’ordre sont … les forces de l’ordre elles-mêmes. Ainsi, l’article 24 est interprété en première ligne par les mêmes personnes que cet article est censé protéger faisant naître un risque élevé de conflit d’intérêts.

Certes, les forces de l’ordre ne représentent que le premier maillon de la chaîne menant jusqu’au procès et à une éventuelle condamnation, et ne peuvent pas décider de la culpabilité d’une personne : seul-e un-e juge a le pouvoir d’acquitter ou condamner un individu. Cependant, l’expérience d’une poursuite judiciaire, quand bien même elle déboucherait sur un non-lieu, reste traumatisante, à l’image d’une garde à vue. Ce d’autant plus que la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour son régime de la garde à vue. Cette peur ou ce traumatisme de poursuites ou de la garde à vue peut suffire à dissuader un grand nombre de citoyen-ne-s d’utiliser leur liberté d’expression pour dénoncer d’éventuelles violences des forces de l’ordre. L’absence de ce pouvoir de dénonciation, quant à lui, peut dissuader des citoyen-ne-s d’exercer leur droit de réunion pacifique, surtout lorsque ces citoyen-ne-s voient la caméra de leur téléphone non pas comme une arme, mais comme un bouclier face à certains abus.

Ce n’est donc pas seulement le droit à la liberté d’expression – et plus précisément le droit à l’information – qui serait mise à mal par une telle loi, de façon directe, mais également le droit de réunion pacifique, de façon indirecte. Une telle situation symbolise parfaitement l’indivisibilité des différents droits humains : c’est une atteinte directe au droit à la liberté d’expression, qui atteint indirectement le droit de réunion pacifique. Le Comité des droits de l’Homme a d’ailleurs reconnu le caractère indissociable de ces deux droits dans son observation générale numéro 34 portant sur le droit à la liberté d’expression, où il énonce que la liberté d’expression est une « partie intégrante de l’exercice du droit de réunion et d’association » (para. 4).

Les possibilités de dérogation ou de restriction au droit à la vie privée, au droit à la liberté d’expression, et au droit de réunion pacifique

1)Droit au respect de la vie privée et lutte contre le terrorisme : deux notions pas nécessairement incompatibles

Le droit à la vie privée, contrairement au droit à la liberté d’expression et au droit à la liberté de réunion, est un droit susceptible de dérogation, conformément à l’article 4 du PIDCP. Cependant, cette dérogation ne peut survenir qu’en cas de danger public exceptionnel menaçant la nation ; elle doit être encadrée par la loi, être conforme aux autres dispositions du droit international auxquelles l’État en question est soumis, respecter l’interdiction de discrimination, et être notifiée et justifiée auprès du Secrétaire Général des Nations Unies. Concernant l’existence d’un danger public exceptionnel, il convient de relever que, même si l’ensemble de la proposition de loi s’inscrit dans un contexte de lutte contre le terrorisme, celle-ci fait également référence au « quotidien des français », brassant un large panel de situations, telles que des « rixes de bas d’immeubles » ou des  « incivilités ». Dès lors, il est difficile de défendre l’existence d’un danger public « exceptionnel » pour justifier cette proposition de loi qui dérogerait au droit à la vie privée, dérogation qui ne semble de toute façon pas avoir été envisagée par le gouvernement faute de notification.

Même en l’absence de dérogation, le Comité des droits de l’Homme précise dans son observation générale numéro 16 portant sur le droit au respect de la vie privée, que les États peuvent autoriser des immixtions dans la vie privée à travers une loi, à condition que celle-ci soit conforme aux dispositions, aux objectifs et aux buts du PIDCP (para. 3). Selon le rapport concernant la loi sur la sécurité globale, les mesures prévues par cette loi doivent également répondre aux principes de nécessité, de proportionnalité, et de non-discrimination.

En ce qui concerne le principe de nécessité, le rapport soulève un premier problème relatif à l’utilisation de drones équipés de caméra : si ces drones s’inscrivent dans un cadre de lutte contre le terrorisme, le champ d’application de cette lutte n’est pas suffisamment encadré, rendant l’utilisation de ces drones trop arbitraire, pour un champ d’application trop vaste ou trop flou. Il s’agirait ainsi d’une violation non seulement du principe de nécessité – dans le sens où les drones pourraient agir lors de situations sans lien démontré avec la lutte contre le terrorisme, mais aussi du principe de proportionnalité – dans le sens où un certain nombre de citoyen-ne-s innocent-e-s pourraient voir leur droit au respect de la vie privée atteint.

Pourtant, comme le rappelle le Conseil des droits de l’Homme, la lutte contre le terrorisme n’est pas incompatible avec le respect du DIDH. L’ONU a par ailleurs contribué à travers de nombreuses résolutions à cette lutte contre le terrorisme, en proposant des solutions permettant d’allier protection des citoyen-ne-s et respect des droits et libertés fondamentaux.

2)Atteintes au droit à la liberté d’expression et au droit de réunion pacifique : une proposition de loi difficilement justiciable

Comme énoncé plus haut, le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique sont deux droits auxquels il n’est pas possible de déroger en vertu du PIDCP, y compris en cas de danger public exceptionnel. Cependant, il est possible d’y apporter des restrictions, à condition que celles-ci répondent à certaines conditions énoncées respectivement par les articles 19.3 et 22.2 du PIDCP, et précisées par le Comité des droits de l’Homme : ces restrictions doivent être prévues par la loi ; nécessaires pour contribuer au respect des droits ou de la réputation d'autrui, ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique; proportionnelles ; et respecter le principe de non-discrimination.

Dans son observation générale numéro 37 portant sur le droit de réunion pacifique, le Comité des droits de l’Homme énonce que les restrictions au droit de réunion pacifique « ne doivent donc pas être utilisées, expressément ou implicitement, pour museler l’expression de l’opposition politique au pouvoir en place » (para. 49). Or, implicitement, c’est l’effet que pourrait avoir cette proposition de loi, le droit de réunion pacifique étant régulièrement utilisé en France comme un outil de contestation du pouvoir en place, plus encore ces dernières années avec le mouvement des gilets jaunes.

Toujours selon cette même observation générale, les limitations à ce droit « ne devraient pas être utilisées pour interdire les insultes à l’honneur et à la réputation des agents ou des organes de l’État » (para. 49), ce qui comprend donc les insultes envers les forces de l’ordre. Or, c’est également sur ce terrain que le ministre de l’intérieur français a cherché à défendre ce projet de loi, utilisant l’exemple de policiers « insultés quand ils sont au supermarché ».

De plus, des lois existent déjà dans le code pénal français afin de sanctionner les insultes, les menaces, ou les atteintes à l’intégrité physique à l’encontre de tou-te-s les français-es, et donc y compris des forces de l’ordre. Dès lors, il semble difficile d’invoquer la nécessité d’une telle loi pour justifier des restrictions aux droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique.

Conclusion

Les observations générales susmentionnées permettent d’éclaircir et développer les termes des instruments juridiques dont elles livrent une interprétation. Par extension, la France étant partie au PIDCP, elle devrait s’engager à suivre les observations générales émises par le Comité des droits de l’Homme, qui permettent de relever de nombreux manquements au PIDCP au sein de la proposition de loi. De plus, il ne serait pas irraisonnable de croire, qu’après tant d’efforts pour obtenir un siège au Conseil des droits de l’Homme, et avec à sa tête un président qui se présente comme un défenseur du droit international, la France pourrait tenir compte du rapport que ce Conseil a émis à son égard. Il est encore temps aujourd’hui pour le gouvernement français de montrer qu’il a saisi l’étendue des violations que cette proposition de loi peut amener à un corpus juridique auquel il semble accorder une certaine attention. Parce-que la lutte contre le terrorisme ne peut pas tout justifier, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’atteintes aux droits et libertés fondamentales que les États souhaitent justement protéger du terrorisme externe.

La publication de ce billet est financée en partie par le projet de recherche Osons le DIH! Promotion et renforcement du DIH : une contribution canadienne et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. 


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale e les droits fondamentaux, de Osons le DIH, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques. 


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