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#4 Le droit applicable aux affrontements en cours en Ukraine, un éclairage d’Osons le DIH !

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Marine Colomb

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15 Mars 2022

Pour la quatrième fois depuis le 24 février, date à laquelle la Fédération de Russie a lancé une offensive sans précédent sur le territoire ukrainien, l’équipe d’Osons le DIH ! propose son éclairage sur la situation en Ukraine, depuis la perspective du droit international humanitaire.

Ces notes de blogue s’accumulant les unes aux autres mettent en lumière un certain nombre d’éléments. Tout d’abord, on relève que le droit international humanitaire est apte à appréhender quelque événement que ce soit. Après avoir mis en évidence plus d’une vingtaine de thématiques, allant des bombardements indiscriminés, à l’assistance humanitaire, au statut des personnes qui prennent part aux hostilités ou encore à la protection des prisonniers de guerre, on ne peut que constater que le droit international humanitaire n’est jamais pris en défaut. Il apporte toujours des solutions et contribue donc inlassablement, autant que faire se peut, à humaniser la guerre. Ensuite, même si les exemples utilisés pour montrer toute l’envergure du droit international humanitaire pourraient constituer des violations du droit, et pour certains des crimes de guerre, ils ne doivent pas servir de prétexte pour considérer que les conflits armés seraient des zones de non-droit. D’abord, le droit dans la guerre existe. Il peut même se saisir physiquement lorsqu’on a entre les mains les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels, notamment. Il est parfois violé, bien sûr, comme tout droit. Et si ses violations sont parfois accablantes, elles ne doivent toutefois pas donner à penser que le droit international humanitaire ne serait que violé. Le respect du droit est silencieux. En cela, il est extrêmement rare de voir remonter des informations à l’effet que des comportements ont été conformes au droit des conflits armés. C’est pourtant le cas chaque fois qu’un prisonnier est visité, que la population civile reçoit de l’aide humanitaire, que des blessés sont recueillis et soignés, ou qu’une famille est réunie après avoir été séparée par le chaos de la guerre. Le droit international humanitaire fait donc une différence pour les personnes affectées par les conflits armés. Le nier, ce serait porter un affront supplémentaire à la considération de ces personnes.

Les thématiques qui font l’objet de la présente note de blogue sont les suivantes :

Les précédents billets sont disponibles ici : billet 1 (27 février 2022) ; billet 2 (4 mars 2022) ; billet 3 (8 mars 2022).

D'autres billets publiés après sont disponibles ici : billet 5 (24 mars 2022) ; billet 6 (1 avril 2022)billet 7 (12 avril 2022)

Faire parader les prisonniers de guerre

Il a été rapporté que des soldats russes auraient été contraints de parader devant les médias, dans le but de les forcer à se repentir de leurs actes. Les autorités ukrainiennes auraient aligné dix jeunes soldats russes sous les néons d’une salle de presse à Kiev, les yeux rougis, leurs visages fatigués et marqués, le tout devant les micros et les caméras. Des photos et des vidéos de ces prisonniers auraient par la suite été diffusées et rendues publiques sur un canal Telegram intitulé « find your own », mis sur pied par le ministère de l’intérieur de l’Ukraine. C’est à travers ces publications que certaines familles de soldats russes auraient appris que leurs proches se trouvaient en Ukraine et avaient été capturés.

Une telle pratique s’inscrit en violation du droit international humanitaire. L’article 13 de la Troisième Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre prohibe en effet explicitement la soumission des prisonniers de guerre à l’intimidation et à la curiosité publique. Ceci est confirmé par la règle 87 de l’Étude du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier, qui prévoit le traitement humain des personnes hors de combat. Le commentaire actualisé de l’article 13 de la Troisième convention de Genève relative aux prisonniers de guerre (chaque disposition des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels fait l’objet d’un commentaire doctrinal qui fait référence, plus d’information ici) précise que, bien que les « parades » de prisonniers de guerre constituent une pratique qui a été utilisée lors de plusieurs conflits armés, celle-ci est interdite car elle va à l’encontre du traitement humain des prisonniers, qui doivent être traités avec respect en toutes circonstances, et car elle porte atteinte à leur dignité. Le fait d’être exposés publiquement dans une telle position de vulnérabilité est humiliant pour les prisonniers de guerre. Étant donné que le droit international humanitaire s’adapte aux conflits armés qui suivent eux-mêmes les évolutions technologiques, on peut aujourd’hui considérer que la diffusion de photos et de vidéos, notamment si elles sont diffusées sur Internet, sont interdites, tel que nous l’avons rappelé dans la section sur les prisonniers de guerre publiée dans le premier billet de cette série. Cela est l’occasion de rappeler que les prisonniers de guerre sont des soldats rendus hors de combat en raison de leur capture, laquelle a pour but de contribuer à affaiblir le potentiel de l’armée ennemie et non pas de les poursuivre ou les juger (sauf s’ils ont commis des infractions). Capturés en raison de l’exercice de leurs fonctions, rien ne justifie de les punir de ce seul fait, de quelque manière que ce soit.

 

L’utilisation de l’emblème de la Croix-Rouge

Récemment, le président ukrainien Zelensky a reproché au Comité International de la Croix-Rouge (CICR) de l’avoir empêché d’utiliser l’emblème de la Croix-Rouge pour des véhicules humanitaires, ce qui a soulevé certaines incompréhensions au sein de la population civile, qui estimait ainsi que le CICR prenait parti pour la Fédération de Russie. À ce titre, il est nécessaire de rappeler que l’utilisation de la croix rouge sur fond blanc est réglementée par le droit international humanitaire, qui précise qui peut utiliser les emblèmes, comment, et à quelles conditions. Les dispositions pertinentes protègent ainsi l’emblème contre les mauvaises utilisations de celui-ci, afin de lui permettre d’assurer ses deux fonctions principales. Tout d’abord une fonction indicative, utile en temps de paix, qui sert aux membres des sociétés nationales pour s’identifier comme faisant partie d’un réseau mondial : le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Cet usage ne confère pas de protection spécifique en vertu du droit international, c’est pourquoi l’emblème doit être de petite taille et ne doit pas porter à confusion en temps de guerre.

En ce qui concerne ensuite sa fonction de protection, l’emblème est la « manifestation visible de la protection accordée en vertu du droit international aux services, équipements et bâtiments sanitaires des forces armées ainsi qu’aux organisations humanitaires qui travaillent au côté des militaires pour alléger les souffrances des blessés, des prisonniers et des civils touchés par le conflit ». Pour pouvoir assurer sa fonction de protection, l’emblème doit alors être bien visible, de grande taille et doit pouvoir être vu de loin, afin de permettre à l’ennemi de l’identifier comme tel et donc de ne pas commettre d’acte d’hostilité à l’encontre des personnes et des biens qu’il protège, ce qui constituerait un crime de guerre. L’article 44 de la Première Convention de Genève de 1949 précise en outre qu’en temps de guerre seuls « les organismes internationaux de la Croix-Rouge et leur personnel dûment légitimé seront autorisés à se servir en tout temps du signe de la croix rouge sur fond blanc ». La croix rouge peut également être utilisée pour protéger ou désigner les formations et établissements, le personnel et le matériel sanitaires. Les articles 24 et 25 de la Première Convention de Genève donnent la définition du personnel sanitaire. Ce terme regroupe le personnel « exclusivement affecté à la recherche, l’enlèvement, le transport des blessés ou malades […], exclusivement affecté à l’administration des formations et établissements […] ». Ils doivent être respectés et protégés en toutes circonstances.

Afin de bien comprendre cette limitation, il faut avoir à l’esprit le travail du CICR dans les États en proie à des conflits armés ou autres situations de violence. Le CICR est une organisation neutre, impartiale et indépendante, qui a une mission exclusivement humanitaire, qui vient en aide aux victimes des conflits armés sans distinction. La neutralité fait partie des principes fondamentaux du CICR qui, à ce titre, ne peut prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants. C’est cette neutralité qui assure au CICR sa protection. En réservant l’utilisation de l’emblème à certaines personnes et à certaines activités, le CICR protège l’emblème contre son détournement et son utilisation frauduleuse qui entraînerait la perte de sa fonction protectrice. L’utilisation de l’emblème se doit d’être très encadrée et limitée au personnel et matériel sanitaire afin de garantir le respect du droit international humanitaire. C’est pourquoi les États parties aux Conventions de Genève et à leurs Protocoles additionnels se doivent de prendre toutes les dispositions pour lutter contre un usage abusif de l’emblème.

 

Les représailles

Depuis le début du conflit, le terme « représailles » a été utilisé à de nombreuses reprises, qu’il s’agisse d’appels du gouvernement ukrainien à sanctionner la Russie, ou de la mention de représailles « économiques » et « symboliques » adoptées par les États ou des entreprises privées occidentales dans le but de faire pression sur la Russie afin qu’elle mette fin au conflit en Ukraine. À son tour, en réponse à la résistance face à l’avancée des militaires russes en Ukraine, Moscou a menacé l’Occident de représailles. De même, certains comportements à l’égard des prisonniers de guerre russes ont pu être labellisé comme tels. En droit international humanitaire, les « représailles » renvoient à une terminologie bien spécifique qui, dans un tel contexte, ne devrait pas être employée à la légère.

Les « représailles » se définissent comme tout « acte qui, dans d’autres circonstances, serait illégal, mais qui, dans des cas exceptionnels, est considéré légitime en droit international lorsqu’il est accompli pour faire respecter le droit en réaction à des actes illicites de l’adversaire […] » (règle 145 de l’Étude du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier). En d’autres termes, il s’agit d’une forme de permission de violer le droit des conflits armés dans le but de faire cesser d’autres violations de ce même droit. Si les représailles ne sont pas formellement interdites en droit international humanitaire, elles sont cependant soumises à des conditions si strictes, que sur le plan pratique il semble impossible de les mettre en œuvre de façon licite.

D’après la règle 145 l’Étude du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier, il existe cinq conditions cumulatives à respecter par les belligérants pour que les représailles soient licites :

  1. leur unique objet doit être la réponse à une violation antérieure du droit international humanitaire, dans le but de faire pression envers la partie adverse pour qu’elle respecte ce droit (alinéa i) ;
  2. compte tenu de leur caractère exceptionnel, elles ne doivent être engagées qu’en derniers recours, c’est-à-dire lorsqu’« aucune autre mesure ne peut être prise pour inciter l’adversaire à respecter le droit » (alinéa ii) ;
  3. elles doivent respecter la règle de la proportionnalité, qui consiste à ne pas causer de dommages civils excessifs par rapport à un avantage militaire concret, direct et attendu (alinéa iii) ;
  4. elles doivent être décidées « au plus haut niveau du gouvernement » (alinéa iv) ; et
  5. elles « doivent cesser dès que l’adversaire cesse d’enfreindre le droit » (alinéa v).

Les règles 146 et 147 de l’Étude ajoutent que les représailles ne doivent pas être dirigées contre des personnes ou des biens protégés par les Conventions de Genève.

Ainsi, l’emploi d’armes nucléaires à titre de représailles, brandi comme menaces implicites par la Russie en cas de participation au conflit des États occidentaux, ne serait pas licite au regard du droit international humanitaire. En effet, de telles représailles ne répondraient pas à une violation du droit international humanitaire et ne pourraient en aucun cas respecter la règle de proportionnalité compte tenu des dommages qu’elles seraient de nature à causer. Il en serait de même pour des éventuelles représailles consistant en des cyberattaques contre les États proches de l’OTAN, ou la soumission à la curiosité publique de prisonniers de guerre russes (qui sont des personnes protégées par la Troisième Convention de Genève), telle qu’évoquée plus haut.

 

Les armes chimiques et biologiques

D’après la porte-parole de la Maison Blanche, les Russes pourraient lancer une attaque chimique en Ukraine. Or, conformément à l’économie générale des règles relatives à la conduite des hostilités en droit international humanitaire, il convient de rappeler que les méthodes et moyens de guerre ne sont pas illimités. En ce sens, l’utilisation d’armes biologiques ou chimiques est prohibée (respectivement règles 73 et 74 de l’Étude du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier).

S’agissant des armes biologiques, ce sont des armes fabriquées à partir d’une souche bactériologique humaine ou animale, porteuse d’une pathologie, qui sont destinées à frapper les êtres humains sans distinction. Elles ont fait l’objet d’une Convention sur les armes biologiques en 1972, laquelle reprend les prérogatives du Protocole de Genève de 1925 concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques. En vertu de l’article 1 de la Convention de 1972, chaque État partie à la présente Convention s’engage à ne jamais, et en aucune circonstance, mettre au point, fabriquer, acquérir, stocker ou conserver :

  1. des agents microbiologiques ou autres agents biologiques, ainsi que des toxines quels qu’en soient l’origine ou le mode de production, de types et en quantités qui ne sont pas destinés à des fins prophylactiques, de protection ou à d’autres fins pacifiques ;
  2. des armes, de l’équipement ou des vecteurs destinés à l’emploi de tels agents ou toxines à des fins hostiles ou dans des conflits armés.

Ainsi, si l’Ukraine était en possession d’une quantité de souches bactériologiques pouvant servir à la constitution d’une arme biologique, tel que cela a été avancé par la Fédération de Russie, alors elle devrait s’assurer que ces recherches soient uniquement réservées à des ambitions pacifiques, et qu’elles ne puissent jamais être utilisées à des fins hostiles. A défaut, cela constituerait une violation du droit international humanitaire. De plus, au-delà de leur interdiction explicite, de telles armes ne seraient pas en mesure de respecter la règle de l’interdiction des maux superflus (voir notamment article 35 alinéa 2 du Protocole additionnel I) compte tenu des souffrances intenses et inutiles qu’elles procurent, ou du caractère indiscriminé de leurs effets (voir notamment règle 11 de l’Étude du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit international humanitaire coutumier).

S’agissant des armes chimiques, ce sont « des armes fabriquées à partir de dispositifs spécifiquement conçus pour provoquer la mort ou d’autres dommages par l’action toxique des produits chimiques toxiques » (Article 2 alinéa 2 de la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction de 1993). À l’image des armes biologiques, leur nature ne leur permet de respecter l’interdiction des maux superflus et l’interdiction d’attaques à caractère indiscriminé. De plus, en vertu de cette Convention, chaque État partie s’engage à ne pas utiliser d’armes chimiques lors d’un conflit armé, mais aussi à détruire toutes les armes de cette nature qui se trouveraient sur une zone dont il aurait le contrôle (Article 1, alinéas 1 et 2).

 

Le droit de l’occupation

Près de trois semaines après le début de l’offensive militaire en cours, la forte résistance ukrainienne pose inévitablement la question de savoir si et comment les troupes russes parviendront à établir leur autorité sur le territoire ukrainien dans les semaines à venir. En près de vingt jours de guerre, la capitale Kiev n’est toujours pas sous contrôle russe. L’armée russe réaffirme ses ambitions stratégiques et militaires et n’exclut pas de lancer des assauts dans le but de prendre le contrôle total de grandes villes ukrainiennes. En ces circonstances, la presse s’interroge sur la possibilité que la Russie puisse, à terme, occuper le territoire ukrainien. Si une déclaration du président russe indiquait il y a encore peu que l’occupation des territoires ukrainiens ne faisait pas partie de ses plans, une partie de la presse parle néanmoins déjà de « ville occupée » par l’armée russe, notamment en ce qui concerne la ville de Kherson. Qu’en est-il du point de vue juridique ?

La notion d’occupation revêt plusieurs significations, selon la branche du droit international au travers laquelle elle est analysée. À s’en tenir au droit international humanitaire, c’est-à-dire lorsque l’occupation se produit dans le cadre d’un conflit armé, l’occupation belligérante répond à la définition de l’article 42 du Règlement de La Haye et est mentionnée à l’article 2 de la Quatrième Convention de Genève. Ainsi, un territoire est considéré comme occupé s’il « se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie », et l’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité peut s’exercer. Lorsque c’est le cas, la Puissance occupante se trouve alors liée par des obligations visant à accorder une protection maximale aux personnes civiles qui se trouvent ainsi en son pouvoir (obligations contenues aux articles 42 à 56 du Règlement de La Haye et aux articles 47 à 78 de la Quatrième Convention de Genève). Par conséquent, la question de savoir si les troupes russes occupent déjà une partie du territoire ukrainien semble essentielle, puisque si cela était le cas, les troupes russes seraient en réalité tenues de respecter un certain nombre d’obligations supplémentaires vis-à-vis de la population ukrainienne qu’elle administrerait.

Si l’on s’en remet aux principaux éléments factuels connus à ce jour, il semble avéré que : 1) certaines parties/villes du territoire ukrainien font bien l’objet d’un contrôle physique 2) par les forces armées russes et 3) ces événements interviennent dans le cadre d’un conflit armé entre deux États. En ce qui concerne la question de savoir si leur autorité est en « mesure de s’exercer », il faut examiner quelles sont les fonctions exercées par les forces armées ennemies. Le gouvernement local doit alors avoir été rendu largement ou complètement incapable d’exercer ses prérogatives. En l’occurrence, les forces armées ukrainiennes – composées en grande partie des hommes du pays mobilisés depuis le 24 février 2022 – continuent de résister, et le gouvernement local semble toujours être en mesure d’exercer son autorité effective. En outre, de manière plus générale, Volodymyr Zelensky apparaît encore depuis son palais présidentiel et continue d’exercer son autorité sur l’ensemble du territoire ukrainien. À cet égard, il est généralement admis qu’un certain degré minimal de stabilité après l’invasion des forces armées ennemies est nécessaire afin de pouvoir parler d’occupation au sens du libellé de l’article 42 du Règlement de La Haye.

Pour autant, une théorie doctrinale – reprise par quelques juridictions internationales – s’accorde sur une lecture fonctionnelle de la Quatrième Convention de Genève pour considérer que les troupes ennemies se trouvent en situation d’occuper toute portion du territoire sur laquelle elles évoluent. Cette lecture, bien que controversée, fait en sorte qu’aucune lacune ne puisse se faire jour dans la protection conférée par le droit international humanitaire, notamment dans le laps de temps qui s’écoule entre la phase d’invasion et la caractérisation de l’occupation. Dans une telle perspective, et malgré la résistance ukrainienne, on pourrait avancer que la ville de Kherson est un territoire occupé : les troupes russes ont notamment imposé des règles très strictes comme l’instauration d’un couvre-feu et l’interdiction des rassemblements, témoignant ainsi de l’exercice d’une autorité sur la ville. D’après cette analyse, l’armée russe devrait respecter les règles relatives aux territoires occupés contenues dans la Quatrième Convention de Genève sur cette portion du territoire.

 

L’accueil des réfugiés – mesures européennes et canadiennes

Le conflit ne cesse d’obliger des millions de personnes à fuir pour trouver refuge dans d’autres pays. On compte désormais environ 2.5 millions de personnes qui ont quitté l’Ukraine. Parmi ces personnes, dont la majorité est ukrainienne, figurent également des individus de nationalité autre qu’ukrainienne, notamment des réfugiés déjà reconnus en tant que tels en Ukraine (pour d’autres raisons que le conflit ukrainien) ou des personnes disposant d’un titre de séjour sur le territoire ukrainien. Plusieurs États ont manifesté leur volonté d’accueillir les personnes qui fuient le conflit. À titre d’exemple, la Pologne, qui est l’un des pays limitrophes de l’Ukraine, a accueilli à ce jour au moins un million de personnes. Par ailleurs, consciente des enjeux de ce conflit qui se déroule à ses frontières, l’Union européenne, au contraire des murs parfois construits pour restreindre l’accès à son territoire aux réfugiés fuyant d’autres conflits (notamment le conflit syrien ou le conflit en Afghanistan), a décidé pour la première fois de mettre en œuvre la directive 2001/55/CE qui permet l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées. La protection temporaire permet à ces personnes de jouir de droits harmonisés dans toute l’Union Européenne et de leur offrir un niveau de protection adéquat. De plus, celle-ci devrait initialement durer une année, mais peut être prolongée automatiquement par période de six mois pendant un an. Le Conseil de l’Union européenne mentionne explicitement qu’il s’agit d’un « dispositif exceptionnel ». Compte tenu du fait également que les personnes qui fuient l’Ukraine ne disposent pas toutes des documents de voyage nécessaires et valides, des lignes directrices ont été adoptées afin de simplifier le contrôle aux frontières à l’égard des personnes sans documents, afin de permettre leur accès sur le territoire de l’Union européenne. Ces mesures devraient également être de nature à mettre fin à la discrimination dont sont victimes les ressortissants non-ukrainiens qui, comme les Ukrainiens, fuient la même violence liée au conflit. Elles ont enfin pour but de respecter le principe de non-refoulement tel qu’énoncé à l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés, comme nous l’avons mentionné dans notre premier billet de blogue. Pour plus de détails relatifs aux mesures prises par l’Union européenne voir le billet de blogue Agression de l’Ukraine et exil de guerre : l’Europe, toute l’Europe, rien que l’Europe ? par Julian Fernandez, Thibaut Fleury-Graff et Alexis Marie.

Tout comme les pays européens, le Canada a manifesté sa volonté d’accueillir les réfugiés ukrainiens. Selon le communiqué du gouvernement émis le 3 mars dernier, le gouvernement canadien serait prêt à accueillir tous les Ukrainiens qui souhaiteraient venir de façon temporaire ou permanente au Canada et ceci, sans limite liée à leur nombre. Se situant très loin du conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine, le Canada a plus de marge de manœuvre pour décider qui peut entrer sur son territoire, contrairement à la Pologne, la Moldavie, la Roumanie qui font face à un afflux massif d’individus. À cet effet, en créant l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine, le Canada exige des Ukrainiens, qui s’installeraient temporairement, d’être possession de documents d’identité, tels que des certificats de naissance et d’état civil ou des attestations bancaires, pour des fins de visa afin d’avoir accès à son territoire. En outre, les réfugiés doivent notamment passer des tests biométriques, s’effectuant seulement dans certains consulats, pour l’obtention d’un visa canadien. Or, ces démarches sont difficiles à réaliser pour les Ukrainiens en fuite. Sous justification de sécurité nationale, Ottawa refuse toujours de lever l’exigence de visas.

En vertu de l’article 31 de la Convention relative au statut des réfugiés, « les États Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières ». L’essence de cette disposition se situe dans le fait qu’il est impossible de s’attendre à ce que toute personne qui fuit une persécution, un conflit ou une violation des droits humains ait en possession un document de voyage comme le passeport ou la possibilité d’introduire une demande d’établissement de documents de voyage auprès de son pays d’origine. Selon le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, il est possible que certains réfugiés se déplacent sans document de voyage. L’exigence de ce type de document de la part du gouvernement canadien n’équivaut certes pas à une sanction pénale au regard de l’article 31 de la Convention. Il n’empêche que cela représente un obstacle important pour ces personnes qui souhaitent trouver refuge au Canada, bien que le gouvernement de Justin Trudeau ait promis que la procédure sera simplifiée par rapport aux demandes d’obtention de « visas traditionnels ». Le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés appelle tous les États, y compris le Canada, à permettre à toutes les personnes fuyant le conflit en Ukraine d’accéder à leurs territoires sans discrimination. Bien que la volonté du Canada d’accueillir les réfugiés ukrainiens soit conforme en droit, cette volonté ne doit pas être accompagnée de l’exigence de visas, ni être limitée aux seules personnes en possession de documents de voyage. À défaut, cela contreviendrait à la protection internationale dont bénéficient les personnes qui fuient le conflit en Ukraine et qui sont dans l’impossibilité d’avoir en leur possession les documents de voyage pertinents afin d’obtenir le visa pour se rendre au Canada.

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Depuis la dernière note de blogue, un certain nombre de sujets a suscité l’intérêt des médias. Sur la base du travail opéré par Osons le DIH !, Julia Grignon a donc eu l’occasion de contribuer à éclairer et à développer les questions suivantes (sélection) :


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Situations géographiques: 
Évènements et symposium : 

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