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#8 Le droit applicable aux affrontements en cours en Ukraine, un éclairage d’Osons le DIH !

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Marine Colomb

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21 Avril 2022

Osons le DIH ! vous propose son huitième éclairage près de deux mois après le début de l’offensive russe sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine. Après plus d’une trentaine de thématiques traitées dans les sept précédentes notes de blogue, sont cette fois analysés :

 

Le droit de la guerre sur mer

Le 14 avril dernier, dans la Mer noire, l’Ukraine a coulé un navire de guerre russe, le Moskva. à l’aide de ses missiles de défense côtiers. Il s’agit selon les médias ukrainiens du premier navire de guerre russe coulé dans le cadre d’un conflit armé depuis la Seconde Guerre Mondiale. Cet événement est une occasion de mettre en lumière un volet spécifique du droit des conflits armés : le droit de la guerre sur mer.

Pour ce qui est de la conduite des hostilités sur mer, les parties au conflit doivent respecter les mêmes règles que sur terre : distinction, proportionnalité, précautions, interdiction des maux superflus, et interdiction ou limitation de certaines armes ou méthodes de combat. Cependant, ces règles et principes ont été précisés pour le contexte particulier de la guerre navale dans le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés en mer. Bien que les principes énoncés dans ce Manuel de San Remo ne soient pas contraignants en tant que tels (il s’agit d’un guide et non d’un traité), ils ont été déduits de règles issues de traités de droit international qui, eux, sont contraignants. Certaines de ses sources d’inspiration, telles que les Conventions de Genève de 1949 et les règles de droit international coutumier, sont de nature universelle. Il est donc généralement attendu des parties à un conflit qu’ils examinent et respectent le Manuel de San Remo lorsqu’elles se lancent dans des phases d’hostilités sur mer. Au regard de la règle de la distinction qui a été retranscrite au principe 41 du Manuel de San Remo, les attaques doivent être strictement limitées à des objectifs militaires, ce qui exclut par exemple dans le cadre de la guerre sur mer les bateaux de plaisance, les bateaux de pêche, les navires de commerce ou les aéronefs civils. Dans le cas présent, c’est un navire de guerre russe qui a été visé par l’Ukraine, qui était pleinement engagé dans les affrontements (le Moskva avait notamment participé à des bombardements de villes ukrainiennes depuis la mer, ainsi qu’à la capture de l’île aux serpents). Ainsi il apportait bien une contribution effective à l’action militaire de la Russie et sa destruction pouvait représenter un avantage militaire concret et direct pour l’Ukraine, la règle de la distinction a donc été respectée. En ce qui concerne les règles de proportionnalité et de précautions, le Manuel de San Remo rajoute à son principe 44 que les parties au conflit doivent tenir compte de l’environnement dans le choix de leurs méthodes et moyens de guerre. Ainsi, bien qu’aucune victime civile n’ait été anticipée ni ne soit visiblement à déplorer dans le cadre de cette attaque, il convient d’avoir aussi à l’esprit les conséquences spécifiques du naufrage d’un navire de guerre pour l’environnement marin (déversement de pétrole, carcasse du navire qui abime les fonds marins...). Au moment de mener l’attaque celles-ci ne doivent pas être a priori excessives par rapport à l’avantage militaire escompté et si tel est le cas, il convient de choisir des méthodes ou des moyens de guerre qui permettront de les éviter ou de les réduire au maximum. Compte tenu de l’avantage militaire que représente la destruction du Moskva et des autres éléments actuellement connus autour de cette attaque, tout porte à croire que les règles relatives à la proportionnalité et aux mesures de précautions ont été respectées. La conclusion la plus plausible est donc que cette attaque était licite au regard des règles du droit international humanitaire relatives à la conduite des hostilités.

Pour ce qui est de la protection des personnes hors de combat dans le cadre de la guerre sur mer, il convient de se référer à la Deuxième Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer. Celle-ci prévoit notamment à son article 18 que les parties s’efforceront, après chaque combat, de rechercher et recueillir les naufragés, les blessés et les malades. Ces personnes doivent ensuite être soignées et traitées avec humanité en vertu de l’article 12. Il semblerait cependant que l’équipage du Moskva ait été retrouvé sain et sauf et soit de retour en Russie, secouru probablement par d’autres navires russes qui accompagnaient le Moskva. Il n’y a donc pas eu de violation à priori de la Deuxième Convention de Genève dans le cadre de cette attaque.

 

Le traitement des morts

Le 30 mars dernier, les troupes russes se sont retirées de la ville de Boutcha (Bucha), une ville de 37 000 habitants située dans la banlieue de Kiev, qui est au cœur des affrontements depuis le 24 février dernier.  Ce retrait fait suite à un changement de stratégie de la Fédération de Russie qui préfère désormais solidifier ses positions plus à l’Est et au Sud du pays.

Lorsque l’armée ukrainienne reprend le contrôle de la ville, elle découvre alors des rues jonchées de cadavres de civils, dont l’état de décomposition avancé laisse présumer qu’ils se trouvaient là depuis plusieurs semaines. Certains corps ont les mains nouées dans le dos, ce qui laisse penser à des scènes d’exécution. On y découvre également des fosses communes, et des témoignages expliquent que certains corps ont été brûlés. Le bilan provisoire est de 400 morts.

Il convient, à titre préliminaire, de rappeler que l’article 147 de la Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre érige en infraction grave les homicides intentionnels, ainsi que la torture ou les mauvais traitements qui seraient commis contre les personnes protégées (à savoir, selon l’article 4 de la même Convention, toute personne qui se trouverait en raison d’un conflit ou d’une occupation au pouvoir d’un État dont elle ne serait pas ressortissante). Si les homicides ou actes de torture commis dans la ville de Boutcha lors de l’incursion russe sont avérés, alors il s’agirait non seulement d’une violation de la Quatrième convention de Genève, mais également d’une infraction grave de celle-ci (qui serait en outre constitutive de crime de guerre en vertu de l’article 8.2.a) du Statut de Rome).

Dans un second temps, il apparait nécessaire de s’intéresser aux témoignages qui ont circulé sur Internet concernant le traitement des morts dans la ville de Boutcha : proches laissés sans nouvelles, corps qui jonchent le sol dans les rues et qui sont abandonnés, d’autres qui sont jetés dans des fosses communes... autant de pratiques qui sont contraires au droit des conflits armés, qui accorde une protection non seulement aux vivants, mais également aux morts. Car le principe d’humanité, point d’ancrage du droit international humanitaire, ne cesse pas avec la mort. Plus précisément, l’article 16 de la Quatrième Convention de Genève protège les défunts contre le vol, les mutilations et les mauvais traitements. L’article 130 de la même Convention dispose qu’ils doivent être inhumés de façon respectueuse, et l’incinération doit être évitée si possible, car elle est un obstacle à l’identification des corps. À la lumière de ces dispositions, il est possible d’affirmer que l’exposition des corps à la curiosité publique, l’incinération des défunts à même la rue et le fait que la puissance ennemie n’ait pas pris le temps d’enterrer les cadavres, constituent autant de violations du droit international humanitaire vis-à vis du traitement des morts. De plus, la règle 115 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier prescrit que, tant que les circonstances le permettent, les défunts devraient être inhumés dans des tombes individuelles. La création de fosses communes, sans raisons spécifiques qui justifieraient l’absence de tombes individuelles, serait donc également une violation du droit international humanitaire.

Enfin, la règle 114 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire, qui se base sur de nombreuses règles des Conventions de Genève et du Protocole Additionnel I, dispose que « [l]es parties au conflit doivent s’efforcer de faciliter le retour des restes des personnes décédées, à la demande de la partie à laquelle ils appartiennent ou à la demande de leur famille. Elles doivent leur retourner les effets personnels des personnes décédées ». Il n’est donc pas licite au regard du droit des conflits armés que des habitant-e-s de la ville de Boutcha soient resté-e-s pendant plusieurs semaines sans nouvelles de leurs proches décédés des mains de soldats russes, qu’il s’agisse de civils ou de combattants.

 

L’utilisation des armes chimiques

Récemment, plusieurs médias ont rapporté l’utilisation par les forces armées russes d’armes chimiques sur le territoire ukrainien. Plus précisément il s’agirait de l’utilisation de bombes au phosphore sur la ville de Marioupol ainsi que la suspicion d’autres attaques chimiques dans le reste du pays. Par ailleurs, le régiment ukrainien Azov affirme qu’un drone russe aurait largué une substance toxique sur des soldats et des civils, et que plusieurs personnes souffriraient de problèmes respiratoires et neurologiques. Il est toutefois compliqué de vérifier et de recueillir la preuve de ces attaques chimiques puisque la ville de Marioupol est principalement sous contrôle russe. Cette notion d’armes chimiques et leur possible utilisation est également extrêmement anxiogène, tant pour les civils que pour les militaires ukrainiens.

Le droit international humanitaire prévoit qu’il n’est pas possible d’utiliser n’importe quelle arme, et notamment que certaines sont interdites. En effet, l’article 35 du Protocole additionnel I précise que « Dans tout conflit armé, le droit des Parties au conflit de choisir des moyens et méthodes de guerre n’est pas illimité ». Il ajoute qu’il est « interdit d’employer des armes, des projectiles et des matières ainsi que des méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus », et qu’il en va de même pour les méthodes ou moyens de guerre qui causeraient des « dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel ».

En ce qui concerne les armes chimiques, elles sont interdites en tout temps en droit international humanitaire. En effet, la règle 74 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier est claire : « il est interdit d’utiliser des armes chimiques ». Cette règle coutumière issue de la pratique des États est applicable dans tous les conflits armés, qu’ils soient internationaux ou non, et se retrouve dans plusieurs traités et conventions. Il est possible de citer notamment la Déclaration de la Haye concernant les gaz asphyxiants, le Protocole de Genève concernant les gaz, la Convention sur l’interdiction des armes chimiques et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

De plus, les armes chimiques sont par nature incompatibles avec le droit international humanitaire, en plus d’être explicitement interdites. En effet, pour être licite au regard du droit international humanitaire, une attaque doit être strictement limitée à un objectif militaire. Or, certaines armes frappent sans discrimination, c’est-à-dire sans distinguer les civils des militaires. Elles sont qualifiées de non-discriminantes du fait de leurs caractéristiques ou de l’usage qui leur est destiné. Parmi ces armes, l’on retrouve les armes chimiques. Par ailleurs, le droit international humanitaire interdit les armes dont l’unique objet est de causer des maux superflus. Or, le recours aux armes chimiques comme les bombes au phosphore blanc dont certains médias ont rapporté l’utilisation en Ukraine ont pour objectif d’infliger des souffrances inutiles.

Si l’utilisation des armes chimiques par l’armée russe en Ukraine était avérée, elle constituerait alors une violation de plusieurs règles du droit international humanitaire.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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