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Les interventions des forces de l'ordre dans le cadre des manifestations en France : que dit le droit international?

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17 Avril 2023

Crédit photo : Ludovic Marin/AFP (SudOuest.fr)

Ce billet n’a pas pour vocation de s’immiscer dans la politique interne de la France, il ne sera donc pas question ici de la légitimité de la réforme des retraites ou de l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution française. Ce sont leurs conséquences qui seront étudiées, à savoir les manifestations et leurs répressions par les forces de l’ordre en France, qui génèrent de profondes inquiétudes au sein de la communauté internationale, comme en témoignent les rapports d’Amnesty International, mais aussi les déclarations du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique, de membres du Conseil de l’Europe, ou de porte-paroles de la Maison blanche qui tiennent à rappeler à la France le droit de manifester pacifiquement.

Même un État tel que l’Iran, pourtant critiqué sur la façon dont ses forces de sécurité ont réprimé de façon sanglante des manifestations en automne dernier, s’est ému de l’usage excessif de la force et des cas de détentions arbitraires pendant les manifestations contre la réforme des retraites.

En réponse à cette actualité, ce billet propose donc une analyse juridique des principaux droits qui sont mis en danger dans le cadre de la répression des manifestations en France, lus à la lumière de faits spécifiques sélectionnés par une équipe de spécialistes en droit international aux profils variés.

I- L’usage excessif de la force par la police en France: mise au point sur la qualification juridique

            Dans un premier temps, une clarification s’impose. Les manifestations en France et leurs répressions ne relèvent pas du droit international humanitaire (DIH), aussi connu sous le nom de droit de la guerre. En effet, pour que le DIH s’applique, il faut au préalable déterminer l’existence d’un conflit armé. Il existe deux types de conflits armés : les conflits armés internationaux, opposants deux ou plusieurs États entre eux, et les conflits armés non internationaux (CANI), opposant un ou plusieurs États à un ou plusieurs groupes armés, ou ces groupes armés entre eux. Pour déterminer l’existence d’un CANI, il faut donc déterminer l’existence d’un ou plusieurs groupes armés. Or, les rassemblements de personnes opposées à la réforme des retraites ne répondent pas aux deux conditions posées par l’arrêt Tadić (au para 70) pour être qualifiable de groupe armé non étatique : 1) disposer d’une organisation suffisante ; et 2) participer à des violences intenses. La situation en France correspond donc dans le pire des cas à des troubles et tensions internes, et non à un conflit armé entre un État (la France) et un groupe armé (celles et ceux qui s’opposent à la réforme des retraites). Le commentaire de l’article 1 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève inclut notamment dans la catégorie des troubles et tensions et internes, qui sont donc de nature à exclure l’application du DIH, les « émeutes, telles des manifestations n'ayant pas d'emblée de dessein concerté ».

Par conséquent, le droit de la guerre ne s’applique pas et, par conséquent, il n’est pas possible de parler de crimes de guerre concernant les actions des forces de l’ordre françaises. En effet, un crime de guerre, comme le mentionne le Statut de Rome de la Cour pénale internationale à son article 8, est une violation des « lois et coutumes de la guerre ». Il ne peut donc pas exister de crime de guerre sans application des lois de la guerre, et il ne peut y avoir de lois de la guerre sans conflit armé.

Pourquoi cette précision ? Car la tentation est forte sur les réseaux sociaux de qualifier les exactions des forces de l’ordre de « crimes de guerre ». Or, le droit de la guerre, s’il était appliqué, permettrait qu’il soit porté atteinte à la vie des personnes disposant d’une fonction de combat continue : les forces françaises d’une part, les individus qui s’opposent à la réforme des retraites, s’ils étaient considérés comme un groupe armé, d’autre part. En effet, bien que le principe d’humanité qui guide le DIH précise qu’il est préférable de privilégier la capture à la mort (Jean Pictet, Développement et principes du droit international humanitaire, à la p. 92), ce corpus juridique ne prohibe les atteintes à la vie d’individus que dans le cadre du meurtre ou d’attaques directes contre des personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités.

Les mots ont un poids et une valeur en droit international, et il est nécessaire de les manier avec précaution pour ne pas ouvrir une brèche dont les conséquences juridiques ne seraient souhaitables pour personne.

Cela ne veut pas dire pour autant que les exactions commises par les forces de l’ordre dans le cadre des manifestations en France ne sont pas constitutives d’autres violations du droit international. Mais alors, si ces violences ne relèvent pas du droit de la guerre, quel régime juridique est-il possible de leur appliquer ?

II-L’application du droit international des droits de la personne aux manifestations et à leur répression en France

            Les manifestations qui ont lieu en France et leur répression par les forces de l’ordre relèvent principalement du droit international des droits de la personne (ou droits humains). Plus précisément, ces manifestations sont encadrées juridiquement par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui ont été ratifiés par la France, et dont les principales dispositions sont relativement similaires. Concernant la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH), celle-ci ne dispose pas de mécanisme de contrainte ou de mise en œuvre qui lui soit propre, et à ce titre, il est toujours préférable de la mentionner plutôt en appui d’autres instruments plus contraignants, tels que le PIDCP ou la CEDH, qui reprennent globalement les mêmes droits.

Les principaux droits humains en danger dans le cadre de ces manifestations sont : le droit à la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique, le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements, et le droit à la liberté et à la sûreté.

            A-Les droits touchant à la liberté de manifester

            L’exercice des manifestations en tant que tel est protégé en droit international des droits de la personne à travers les dispositions suivantes :

  • L’article 19 du PIDCP et l’article 10 de la CEDH, qui prévoient le droit à la liberté d’expression et d’opinion ;
  • L’article 21 du PIDCP et l’article 11 de la CEDH, qui prévoient le droit de réunion pacifique.

Autant du point de vue du PIDCP que de la CEDH, ces deux droits ne peuvent être restreints (et seulement restreints, pas interdits) que pour certaines raisons spécifiques, et à condition que ces restrictions soient prévues par la loi. Ces motifs de restriction concernent notamment l’atteinte à la réputation d’autrui, ou la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. En l’occurrence, la limitation de l’usage de ces droits en France semble plus provenir de l’intervention des forces de l’ordre que d’une restriction prévue par la loi. En effet, les violences exercées lors des manifestations (le recours à des tirs de LBD, à des coups de matraque et aux méthodes des nasses, l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de canons à eau…) ont pour effet, même indirect, de limiter l’usage du droit à la liberté d’expression et d’opinion et du droit de réunion pacifique. Les personnes souhaitant faire entendre leurs voix à travers l’exercice de ces droits pourraient y renoncer par crainte de subir des violences, dont certaines seraient irréparables.

Non seulement la restriction de ces droits en France ne découle pas de la loi, mais la loi française est d’ailleurs même contournée ou déformée par les forces de l’ordre et le ministre de l’Intérieur, qui considèrent que la participation à une manifestation non déclarée constitue un délit et « mérite une interpellation », ce qui n’est pourtant pas le cas en droit français.

Ainsi, les restrictions indirectes au droit à la liberté d’opinion et d’expression et au droit de réunion pacifique, qui sont imposées par la force et non par la loi, ne peuvent être justifiées en droits humains et correspondent à une violation de ces droits de la part de la France.

            B-Les droits touchants à l’intégrité physique et morale des individus

            En ce qui concerne les conséquences de la répression de ces manifestations, deux droits semblent principalement touchés :

  • L’article 6 du PIDCP et l’article 2 de la CEDH, qui prévoient le droit à la vie ;
  • L’article 7 du PIDCP et l’article 3 de la CEDH, qui interdisent les actes de torture, ainsi que les traitements inhumains et dégradants.

Il a été rapporté que les forces de l’ordre françaises auraient recours à des méthodes de nature à mettre en danger la vie des individus qui prennent part aux manifestations :

De tels procédés mettent en danger la vie des personnes qui manifestent en France, et portent atteinte à leur droit à la vie, quand bien même ces personnes ne seraient pas décédées (voir par exemple la considération du droit à la vie par la Cour européenne des droits de l’Homme, selon laquelle « l’usage de la force par des agents de l’État sans entraîner la mort peut emporter violation de l’article 2 de la Convention si, par sa nature même, le comportement de ces derniers met gravement en péril la vie du requérant, même si celui-ci survit », au para 4).

Le ministre de l’intérieur français met ces actes dangereux sur le compte de « la fatigue », et des « scènes de guerre » pourraient être évoquées pour les justifier. Cependant, au regard du droit international des droits de la personne, les atteintes au droit à la vie ne peuvent être justifiées que : 1) dans le cadre d’actes licites de guerre (article 15.1 de la CEDH), mais comme susmentionné la France n’est pas en proie à un conflit armé se déroulant sur son territoire ; ou 2) dans des situations de légitime défense, d’arrestation régulière ou de répression d’une émeute ou d’une insurrection (article 2.2 de la CEDH). La fatigue n’est donc pas une excuse valable au regard du droit international. Concernant la potentielle invocation de la légitime défense, de l’arrestation régulière ou de la répression d’une émeute ou d’une insurrection, il est nécessaire de réunir deux conditions : la nécessité, qui peut par exemple être caractérisée par une menace immédiate pour la vie d’une personne, et la proportionnalité, à savoir l’impossibilité de recourir à des méthodes ou des moyens moins violents pour défendre la vie de cette personne (voir par exemple l’arrêt Bouras c. France de la CEDH, au para 56). Or, la plupart des vidéos montrent que les potentielles atteintes au droit à la vie commises par les forces de l’ordre en France, le sont dans des situations ou l’individu ne représente pas une menace immédiate pour la vie du policier ou d’une autre personne. Certaines vidéos qui ont circulé montrent même un contrôle du policier sur la situation, l’individu violenté étant soit au sol, soit debout, mais sans signe d’hostilité visible. L’usage de la force dans ces situations est dès lors excessif et ne peut être justifié au regard de la légitime défense ou de tout autre critère de droit international.

Il a également été rapporté que les forces de l’ordre françaises auraient procédé à plusieurs attouchements sexuels dans le cadre de ces manifestations : notamment, quatre manifestantes qui ont saisi l’IGPN se plaignent d’attouchements commis par la police lors d’une intervention dans le cadre du blocage du périphérique nantais ; un autre individu se plaint du fait que les membres de la Brav-M lui auraient attrapé le sexe lors d’une interpellation dans le cadre d’une manifestation spontanée. Si ces actes sont avérés, il s’agirait d’une violation de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, notamment du fait de leur commission par des détenteurs de l’autorité publique. Cette interdiction est absolue et indérogeable : il n’existe aucune justification possible en droit international, que ce soit du côté des droits humains, du DIH, ou du droit international pénal. Il s’agit qui plus est d’une norme de jus cogens, qui a acquis une valeur coutumière et qui ne peut être limitée par aucun traité ou accord bilatéral, et qui a fait l’objet d’une Convention spécifique contre la torture que la France a également ratifié. Si l’excuse de la fatigue et du chaos de la situation ne fonctionne pas dans le cadre du droit à la vie, elle est encore moins recevable dans le cadre de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants qui ne contient aucune exception.

            C-Les droits protégeant les individus des détentions arbitraires

            Enfin, il a été rapporté que la police avait procédé durant ces manifestations à « un grand nombre de gardes à vue sans motifs réels ». En plus de fortement dissuader les individus résidant en France d’exercer leur droit de réunion pacifique, de telles pratiques contreviendraient au droit à la liberté et à la sûreté, consacré à l’article 9 du PIDCP et à l’article 5 de la CEDH. Selon ce droit, « nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et conformément à la procédure prévue par la loi ». Le fait de prendre part à des manifestations n’est pas une infraction en droit français, et nul ne peut être puni pour les agissements d’autres personnes : la police ne pourrait donc pas détenir arbitrairement tous les individus présents dans une zone victime de casses, qui n’auraient pas participé à ces infractions. Le fait que l’État français ait procédé dans la soirée du lundi 20 mars à 292 gardes à vue, dont 283 ont été classées sans suite à défaut d’infraction caractérisée, soulève de nombreuses questions relatives au respect du droit à la liberté et à la sûreté. Dans la même logique, la pratique des nasses (technique consistant à encercler un groupe d’individus pour les empêcher de partir), du fait de leur caractère indiscriminé, n’est pas permise au regard du droit à la liberté et à la sûreté, et a déjà été considérée comme étant illégale par le Conseil d’État en France. Pourtant, l’utilisation des nasses par la police a été rapportée à plusieurs reprises au cours de ces manifestations, même à l’égard de personnes qui sortaient simplement d’un colloque universitaire.

De plus, des images de cinquantaines de personnes parquées et entassées de façon indiscriminée dans des bus de police pour avoir participé aux manifestations ont également tourné sur les réseaux sociaux. L’article 10 du PIDCP précise que « [t]oute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Lu à la lumière des Règles Nelson Mandela (notamment la règle 11), cet article implique notamment de séparer les femmes et les hommes privés de liberté, ce qui n’a pas été respecté en l’espèce.

III-Quels recours pour ces violations de droits humains ?

            Comme mentionné au niveau du droit applicable, les actions répréhensibles commises par les forces de l’ordre françaises relèvent principalement de deux textes du point de vue du droit international : le PIDCP et la CEDH. En ce qui concerne les violations du PIDCP, il est possible pour les individus victimes de violations de leurs droits de saisir le Comité des droits de l’Homme, notamment car la France a ratifié le Protocole facultatif qui le met en place et qui permet de reconnaître sa compétence. Ce Comité a des pouvoirs d’enquête, mais aussi la possibilité d’émettre des demandes de mesures provisoires et des communications à l’égard de l’État accusé.

Du côté des violations de la CEDH, il est possible pour les individus victimes de violations de leurs droits de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme, qui peut notamment, en plus des demandes de mesures provisoires, condamner les États à verser des peines pécuniaires aux victimes.

Cependant, dans les deux cas, il est nécessaire d’avoir épuisé au préalable toutes les voies de recours internes avant de saisir ces juridictions supranationales (article 2 du Protocole facultatif se rapportant au PIDCP et article 35 de la CEDH) : elles n’interviennent qu’en dernier recours, lorsqu’il est impossible de rétablir les droits violés au niveau interne. Il est donc conseillé de se tourner dans un premier temps vers les organes français compétents, devant lesquels il est possible d’invoquer les articles pertinents de la CEDH ou du PIDCP compte tenu de leur ratification par la France.

Enfin, le Conseil des droits de l’Homme (et non le Comité des droits de l’Homme) dispose d’une procédure de plainte et d’un pouvoir d’enquêtes indépendantes. Il est également possible d’alerter le Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, le Groupe de travail sur la détention arbitraire, ou encore la Rapporteuse spéciale sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Bien qu’aucun de ces mécanismes ne dispose d’un pouvoir de condamnation ou de réparation, ils peuvent aider à mettre en lumière les violations de droits humains qui occurrent dans le monde et inciter les États concernés à mieux les respecter et les appliquer.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale e les droits fondamentaux, de Osons le DIH, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

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