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#5 Le droit applicable aux affrontements en cours en Ukraine, un éclairage d’Osons le DIH !

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Marine Colomb

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24 Mars 2022

Quatre semaines se sont écoulées depuis le 24 février dernier, date à laquelle les forces armées russes se déployaient massivement sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine. De nombreuses questions se sont immédiatement posées au regard de l’application du droit international humanitaire. À mesure que les jours passent de nouvelles continuent de surgir. Osons le DIH ! propose donc ici son cinquième éclairage sur les affrontements en cours et aborde les questions qui ont été plus ou moins mises en évidence dans l’actualité au cours des derniers jours.

À l’occasion de cet éclairage il est bon de rappeler que le droit international humanitaire est un droit qui a vocation à s’appliquer pendant les conflits armés, et c’est d’ailleurs ce qui justifie la mobilisation de l’équipe des chercheuses et chercheurs d’Osons le DIH !, la diffusion de ce droit étant à la fois une obligation juridique (article 1 commun aux Conventions de Genève) et une responsabilité morale. Or, si les points soulevés ci-après et dans les notes précédentes semblent laisser peu de doute sur la commission de crimes de guerre, il convient néanmoins de conserver à l’esprit deux choses. D’abord, le fait que des crimes de guerre soient éventuellement commis ne doit pas laisser penser que tout ce qui ne constitue pas un crime de guerre est permis ; la règle relative à l’interdiction de soumettre les prisonniers de guerre à la curiosité publique par exemple a vraisemblablement été violée, mais il ne s’agit pas pour autant d’un acte de torture au regard de l’article 8 du Statut de Rome qui criminalise les violations du droit de la guerre. Tout n’est donc pas ou crime de guerre ou autorisé en droit des conflits armés et la nuance s’impose. Ensuite même si cela ne se voit pas, nous l’avons déjà dit, le droit est aussi respecté. En effet, tout soldat, et ni les Ukrainiens ni les Russes n’y font exception, se conforme à des règles d’engagement au combat fixées par son commandement, lequel pour les élaborer s’en remet à la doctrine militaire de l’État dont il dépend. Cette doctrine se trouve dans les manuels militaires rédigés par les états-majors des armées, qui pour ce faire doivent se conformer aux obligations internationales contractées par leurs gouvernements. En ce qui concerne le droit international humanitaire, ces obligations internationales découlent principalement des Conventions de Genève de 1949 et de leurs Protocoles additionnels. Il en résulte que le contenu des manuels militaires, qui donne lieu à des règles d’engagement auxquelles se conforment les soldats, n’est souvent qu’une retranscription paraphrasée des dispositions du droit international humanitaire, comme l’illustre un exemple issu du manuel militaire américain. On peut en effet y lire : « Les combattants peuvent faire des objectifs militaires l’objet de leurs attaques, mais ne peuvent pas diriger des attaques contre des civils, des biens civils ou d’autres personnes et biens protégés » (notre traduction). La règle correspondante du droit international humanitaire est formulée ainsi : « Les biens de caractère civil ne doivent [pas] être l’objet […] d’attaques […]. Les attaques doivent être strictement limitées aux objectifs militaires » (article 52 du Protocole additionnel I). Dans une rédaction différente est donc exprimé la même règle. Ainsi un soldat qui penserait se conformer uniquement à sa doctrine militaire et ne pas connaître le droit international humanitaire l’aura en réalité parfaitement intégré et se sera construit des réflexes conformes au droit à l’occasion des formations et des entraînements auxquels il aura participé préalablement à son engagement en théâtre d’opérations.

Qu’il s’agisse de militaires, qui se préparent en vue d’un déploiement potentiel et lointain, ou de civils, tels que des étudiant-e-s qui contribuent à rédiger des notes de blogue relatives à l’application du droit international humanitaire dans un conflit donné, tout cela participe de la construction d’une culture de respect du droit, qui s’effectue – principalement – en temps de paix.

Comme il est désormais d’usage, il est possible de naviguer dans cette note de blogue, par thématique :

Les précédents billets sont disponibles ici : billet 1 (27 février 2022) ; billet 2 (4 mars 2022) ; billet 3 (8 mars 2022) ; billet 4 (15 mars 2022).

D'autres billets publiés après sont disponibles ici : billet 6 (1 avril 2022)billet 7 (12 avril 2022)

L’« enlèvement de maires »

Le 11 mars 2022, le parlement ukrainien a alerté sur l’enlèvement du maire de Melitopol, Ivan Fedorov, par les forces russes qui ont pris le contrôle de la ville, et qui semblent désormais occuper certaines villes ukrainiennes dont Melitopol (voir la partie de notre précédente contribution sur la notion d’occupation). Les maires n’étant pas incorporés aux forces armées régulières d’un État, ils appartiennent à la catégorie des personnes civiles, et ne peuvent pas être considérés comme participant directement aux hostilités pour leur simple soutien politique (voir Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités, à la p 69). Dès lors, ils sont protégés contre les attaques et les détentions arbitraires.

L’article 4 de la Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre décrit la catégorie des personnes protégées comme toutes les personnes se trouvant, « en cas de conflit ou d'occupation, au pouvoir d’une Partie au conflit ou d'une Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes ». Le maire ukrainien de Melitopol, qui a été capturé par les forces russes qui semblent occuper la ville, peut donc être considéré comme une personne protégée au regard de la Quatrième Convention de Genève. En cas d’occupation, bien que cette Convention n’interdise pas à une puissance occupante d’écarter de leurs fonctions des titulaires de fonctions publiques (article 54), cela ne justifie pas leur capture. Ils bénéficient d’un certain nombre de protections juridiques, qui semblent ne pas avoir été respectées en l’occurrence. Dans le cas où la Russie aurait effectué cette capture afin de faire pression sur l’Ukraine ou de s’en servir comme monnaie d’échange (certaines sources affirment que Ivan Fedorov aurait été libéré en échange de la libération de 9 prisonniers de guerre russes), cela s’apparenterait alors à une prise d’otages, laquelle est interdite par la quatrième Convention de Genève (article 34). Cependant, bien que l’Ukraine estime qu’il s’agisse d’une prise d’otage, il convient de vérifier que les faits correspondent bien à cette qualification, puisque le droit international humanitaire permet, à certaines conditions, l’internement de personnes civiles qui représentent un danger pour la Puissance occupante. Aussi, si la Russie avait souhaité interner Ivan Fedorov par sécurité, il aurait fallu que cet internement ait été rendu « absolument nécessaire » (article 42). De plus, les personnes internées doivent être traitées avec humanité en tout temps, et protégées contre les actes de violence ou d’intimidation (article 27), ce qui est incompatible avec le sac mis sur la tête du maire lors de sa capture.

Étant donné que cette pratique d’enlever des maires ukrainiens semble s’être développée (les maires de Skadovsk et de Dniproroudne auraient aussi été enlevés), il est important que la Russie veille à chaque fois à respecter ces règles de droit international humanitaire dans son entreprise de prise de contrôle des villes ukrainiennes.

À titre subsidiaire, il convient de préciser que le droit international humanitaire interdit de manière générale les prises d’otage tout comme les disparitions forcées en tout temps et en toutes circonstances (respectivement règle 96 et règle 98 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier).

 

Les saboteurs

Depuis le début du conflit, des espions russes se seraient infiltrés en Ukraine, donnant lieu à une véritable chasse aux saboteurs. En droit international humanitaire, le sabotage est une méthode de guerre qui se réfère aux actions qui ont pour objectif de nuire à la partie ennemie, nuire à ses opérations et à sa capacité militaire en détruisant ou en endommageant ses ouvrages et infrastructures. Par exemple, plusieurs médias rapportent qu’en Ukraine, des saboteurs russes marqueraient des bâtiments en vue de bombardements futurs. De même, l’infiltration d’espions russes dans l’entourage du président Zelensky est une grande source d’inquiétude. Les forces armées et la population civile mettent en place des stratagèmes afin de les démasquer.  

Les activités de sabotages ne sont pas interdites en droit international humanitaire, pour autant qu’elles soient menées par des personnes ayant un privilège de belligérance, qu’elles soient menées contre des objectifs militaires et qu’elles respectent les règles fondamentales du droit international humanitaire. Les saboteurs peuvent être considérés comme des combattants, à conditions qu’ils répondent aux critères posés à l’article 4.A) de la troisième Convention de Genève. Notamment, ils doivent se distinguer de la population civile et porter ouvertement les armes. Toutefois, la spécificité du sabotage impliquant la discrétion et la dissimulation, les saboteurs ne peuvent pas toujours répondre à ces critères, à l’image des espions. S’ils ne respectent pas la règle relative à la distinction de la population civile, les saboteurs perdent leur privilège de belligérance et ne peuvent donc pas être considéré comme des prisonniers de guerre s’ils se font capturer. Certains auteurs les qualifient à ce titre de « belligérants non privilégiés », ce qui signifie qu’ils pourront faire l’objet de poursuites pour leur participation aux hostilités, et que la fin du conflit ne mènera pas automatiquement à leur libération immédiate.

Lorsque ce sont des civils qui mènent les activités de sabotages, on considère qu’ils participent directement aux hostilités. Dès lors, et seulement pendant la commission des actes de sabotage, ils perdent la protection accordée aux civils et peuvent donc faire l’objet d’attaques. Par ailleurs, ils peuvent ensuite faire l’objet de poursuites judiciaires pour avoir pris part aux hostilités. 

 

Le droit à l’éducation en période de conflit armé

Depuis le 24 février 2022, de nombreuses attaques auraient touché des établissements d’éducation en Ukraine. Les données recueillies par la plateforme Insecurity Insight font état de 16 attaques qui auraient eu lieu entre le 17 février et le 2 mars. Depuis le 2 mars, les médias ont rapporté la poursuite d'attaques alléguées envers des bâtiments civils, dont des écoles. La cause principale de la destruction de ces établissements serait l’utilisation d’engins explosif indiscriminés dans des zones densément peuplées, dont des bombes à sous-munitions, ce qui comme nous l’avons énoncé dans un précédant billet est interdit en droit international humanitaire. Il aurait également été rapporté que des bâtiments destinés à l’éducation utilisés comme abris anti-bombe par des civils auraient été bombardés, notamment une école d’art située dans la ville de Marioupol. Il est important de rappeler que les écoles et autres établissements d’éducation, en tant que biens à caractère civils, sont protégés en droit international humanitaire en vertu du principe de distinction que nous avons abordé dans notre première note de blogue.

L’UNESCO a fermement condamné ces attaques, rappelant l’adoption de la Résolution 2601 en 2021 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, laquelle prévoit que les États membres doivent « prévenir les attaques et les menaces d’attaques contre les écoles et assurer la protection des écoles et des civils liés aux écoles, notamment les enfants et les enseignants, dans les situations de conflit armé et d’après conflit ». Au-delà de la protection des écoles à travers les règles régissant la conduite des hostilités, comme le réitère cette résolution du Conseil de sécurité, elles sont aussi protégées à travers le droit à l’éducation des enfants en période de conflit. En effet, le droit international humanitaire prévoit que les enfants doivent bénéficier d’une protection spéciale dans les conflits armés, ce qui inclut notamment l’accès à l’éducation (règle 135 de l’étude du CICR sur le droit international coutumier). Le droit à l’éducation plus spécifiquement est prévu aux articles 24 et 50 de la Quatrième Convention de Genève, et l’article 77 du Protocole additionnel I rappelle la protection spéciale dont doivent bénéficier les enfants. Or, la fermeture de nombreuses écoles depuis le début du conflit prive les enfants d’accès à l’éducation.

De plus, ces attaques portent aussi atteinte à des règles appartenant au corpus juridique des droits humains, qui continuent de s’appliquer en temps de guerre (voir par exemple para. 25 de l’avis consultatif de la cour internationale de justice sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires). En effet, la fermeture des écoles va non seulement à l’encontre des règles de droit international humanitaire mentionnées plus haut, mais aussi à l’encontre du droit à l’éducation tel que mentionné à l’article 28 de la Convention internationale des droits de l’enfant mais aussi à l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, deux traités de droits humains qui ont été ratifiés par la Russie et l’Ukraine.

En outre, la fermeture des établissements d’éducation en Ukraine toucherait l’ensemble de la population d’âge scolaire, soit 6 millions d’élèves âgé-e-s entre 3 et 17 ans et plus de 1,5 million d’étudiant-e-s inscrit-e-s dans des établissements d’enseignement supérieur.

 

La protection temporaire des personnes en provenance d’Ukraine à l’épreuve des discriminations aux frontières

Le nombre de personnes quittant leur foyer en raison du conflit ukrainien ne cesse d’augmenter, ce qui continue d’interroger quant à la protection qui leur est offerte. Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, estimait dimanche 20 mars sur Twitter que « 10 millions de personnes ont fui, soit déplacées à l’intérieur du pays, soit réfugiées à l’étranger ». Près de 3,5 millions de réfugiés ont quitté l’Ukraine et pour plus de la moitié d’entre eux, sont accueillis en Pologne. C’est dans ce contexte d’arrivées massives de personnes fuyant la guerre que les institutions de l’Union européenne ont pour la première fois activé, comme cela a été dit précédemment dans ce blogue,  la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 et adopté le 2 mars dernier une décision constatant l’existence « d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire ». Compte tenu de la complexité de cette mesure et des enjeux qui y sont liés, il est nécessaire d’apporter un éclairage plus approfondi.

La protection temporaire conférée par la directive 2001/55/CE se traduit par un droit de séjour, l’accès au marché du travail, au logement, à l’aide sociale ou médicale. Elle concerne les personnes qui ont fui l’Ukraine depuis le 24 février et distingue plusieurs catégories de bénéficiaires : les ressortissants ukrainiens résidant en Ukraine, les ressortissants de pays tiers ou apatrides en séjour régulier de longue durée en Ukraine, les ressortissants de pays tiers ou apatrides en séjour régulier n’étant pas en mesure de retourner dans leur pays dans des conditions sûres, et enfin les membres de la famille de ces différentes catégories. On le voit, la directive fait donc une distinction entre les Ukrainiens et les non ukrainiens résidant régulièrement en Ukraine, pour lesquels le bénéfice de la protection est conditionné à l’impossibilité de retour dans leur pays d’origine. Cette distinction interroge et fait craindre des discriminations dont certaines ont déjà été identifiées à la frontière polonaise, à l’encontre en particulier de ressortissant non ukrainiens étudiants en Ukraine. Les témoignages faisant état de discriminations, notamment raciales, se multiplient, un des derniers en date relatant l’enfermement dans des centres de détention près de Varsovie d’étudiants en Ukraine d’origine africaine. Ainsi, l’entrée dans l’Union européenne reste donc particulièrement compliquée pour certains ressortissants des États tiers, qu’ils cherchent à regagner leur pays d’origine ou à se réfugier dans un État de l’Union européenne, en contradiction avec la position du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, qui a récemment demandé à tous les pays de donner aux civils fuyant l’Ukraine un accès sans discrimination à leur territoire.

 

Depuis la dernière note de blogue, un certain nombre de sujets ont suscité l’intérêt des médias. Sur la base du travail opéré par Osons le DIH !, Julia Grignon a donc eu l’occasion de contribuer à éclairer et à développer les questions suivantes (sélection) :


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.


La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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